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Antoine Browaeys : Une recherche de l’ordinateur quantique par atomes froids

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 25 février 2022 , mis à jour le 01 avril 2022

Antoine Browaeys est chercheur au Laboratoire Charles Fabry (LCF – Univ. Paris-Saclay, Institut d’Optique Graduate School, CNRS). Il mène des travaux sur le piégeage d’atomes individuels et le contrôle de leurs interactions. Formé à la manipulation d’atomes neutres, le chercheur applique ses compétences à l’étude des propriétés quantiques d’une grande quantité d’atomes en interaction. Ses travaux l’amènent à être à la pointe des recherches internationales actuelles sur l’ordinateur quantique, pour lesquelles il privilégie une approche par les atomes froids. La start-up Pasqal, qu’il a cofondée en 2019, propulse aujourd’hui ces recherches vers des ambitions industrielles. L’Académie des sciences vient de récompenser le chercheur en lui décernant le Prix Alfred Verdaguer - Fondation de l’Institut de France 2021. 

Diplômé de l’ENS Cachan (aujourd’hui ENS Paris-Saclay) et agrégé de sciences physiques, Antoine Browaeys s’est toujours positionné à l’interface entre la physique quantique, la physique des particules et l’optique, et entre la physique théorique et la physique expérimentale. C’est en 1997, à la suite de son service militaire effectué en tant que scientifique du Contingent au sein de l’Institut d’Optique Graduate School qu’il décide de poursuivre une thèse au Laboratoire Charles Fabry, sous la direction d’Alain Aspect. Son sujet, encore très expérimental, vise la construction d’une expérience de refroidissement par laser d’un gaz d’hélium métastable. L’idée est d’observer si ce gaz débouche sur un état quantique dit "condensat de Bose-Einstein". Deux années plus tôt, les chercheurs américains Eric A. Cornell, Wolfgang Ketterle et Carl E. Wieman ont réussi à produire pour la première fois cet état de condensation qui ne s’assimile à aucune forme solide ou liquide connue jusqu’alors. Ils se sont vus décerner le prix Nobel de physique en 2001.

 

Les premières armes : la manipulation d’atomes froids 

Le condensat de Bose-Einstein est un état de la matière à très basse température dans lequel tous les atomes possèdent exactement les mêmes propriétés quantiques. Les expériences des chercheurs américains nobélisés ayant principalement été effectuées à partir de rubidium, Antoine Browaeys s’interroge sur la possibilité d’étendre ces travaux à l’hélium. Dès lors, le jeune chercheur développe des connaissances techniques et théoriques dans la manipulation d’atomes froids. Une des méthodes pour manipuler les atomes des gaz consiste à les refroidir : à une température proche du zéro absolu (0 K ou -273,15 °C), leur vitesse est tellement réduite que les atomes sont quasiment immobiles. Pour cela, il s’agit d’envoyer en continu plusieurs faisceaux lasers dans les directions opposées au déplacement de l’atome, afin de le bloquer. « Si vous courez vers moi et que je vous envoie un ballon à grande vitesse, vous reculerez et votre vitesse sera diminuée. C’est de cette manière-là que nous sommes capables de ralentir un atome qui se déplace initialement à plusieurs centaines de mètres par seconde et lui faire atteindre une vitesse de quelques mètres voire quelques centimètres par seconde », illustre Antoine Browaeys.

 

La manipulation d’atomes individuels au service de l’ordinateur quantique

Son doctorat en poche, Antoine Browaeys part en 2000 aux États-Unis, où il approfondit ses travaux sur les condensats de Bose-Einstein. Le sujet demeure encore émergent à cette époque. À son retour en France, il obtient un poste au CNRS et opère un changement de cap dans ses recherches. Il revient à l’Institut d’Optique Graduate School pour intégrer l’équipe de Philippe Grangier, un des pionniers de l’optique quantique en France. Il passe alors de la manipulation d’atomes froids à celle d’atomes pris individuellement. Si la démarche est presque similaire, tout l’enjeu est cette fois-ci de ne refroidir qu’un seul atome, afin de le piéger à l’aide d’un faisceau de laser spécifique appelé "pince optique". 

Cette méthode de piégeage d’atomes individuels pose les bases pour la génération des qubits de l’ordinateur quantique. Alors que dans un ordinateur classique, l’information est codée de façon binaire par le passage de la tension électrique, sous la forme de bits dont la valeur ne peut être que 0 ou 1, dans l’ordinateur quantique, les atomes occupent simultanément ces deux états, 0 et 1, ce qui génère des qubits. Cette "superposition quantique" promet de décupler les capacités de calcul de l’ordinateur quantique. 

Pour cela, après avoir piégé les atomes individuellement, l’étape suivante consiste à créer des "portes quantiques" entre ces atomes, en les faisant transiter par un état dit "de Rydberg" qui correspond à un niveau d’excitation énergétique très élevé. Cet état est indispensable pour que les atomes interagissent ensemble. L’ultime défi est de réussir à répliquer toutes ces étapes au plus d’atomes possible.

Aujourd’hui, Antoine Browaeys et ses collègues parviennent à faire interagir plus de 200 atomes, un record pour les systèmes de qubits à base d’atomes froids. La plateforme développée par l’équipe est encore au stade de "simulateur quantique programmable", à défaut d’être un ordinateur quantique : « Nous fabriquons des systèmes quantiques artificiels dans le but d’explorer certaines propriétés particulières qu’on ne sait pas calculer avec des ordinateurs classiques, car les opérations sont trop compliquées. Comme nous savons créer des systèmes synthétiques, régis par des équations ultra simplifiées qui représentent, normalement, le système réel, l’idée est de résoudre ces équations en faisant tourner le simulateur quantique. À chaque fois que l’on ajoute un atome, cela double sa capacité de calcul. »

 

Un débouché : le développement de la start-up Pasqal

Accompagné de toute une équipe pluridisciplinaire de chercheurs et chercheuses, Antoine Browaeys cofonde en 2019 la start-up Pasqal avec Georges-Olivier Reymond. Financée notamment par le ministère des Armées, Pasqal affiche un double objectif : améliorer techniquement le simulateur quantique, avec l’ambition de le rendre transportable, et proposer des applications dans la vie quotidienne, comme la résolution de problèmes logistiques. La start-up accompagne par exemple l’entreprise EDF sur des problématiques d’optimisation de la recharge de flottes de véhicules électriques : « Prenons une ville, qui dispose d’une flotte de voitures électriques mais de peu de bornes de chargement. L’optimisation sera d’avoir toujours un nombre minimum de voitures pour répondre aux besoins. C’est un problème ultra complexe qu’un ordinateur classique ne peut pas résoudre. Jusqu’à présent, nous utilisions des méthodes heuristiques qui s’apparentaient davantage à du "feeling". L’ambition de notre plateforme est de trouver la solution optimale », résume Antoine Browaeys. 

 

L’ordinateur quantique dans un futur proche ? 

Selon Antoine Browaeys, la course vers l’ordinateur quantique demeure une finalité à très long terme. Les recherches et les applications actuelles sont plutôt des simulations simplifiées de réalités quantiques complexes. Ces simulations débouchent tout de même sur des calculs plus importants que ce qu’autorise un ordinateur classique. Mais depuis quelques années, la course a pris de la vitesse, car la concurrence internationale s’est accrue : à côté des travaux d’Antoine Browaeys, d’autres proposent d’utiliser des atomes neutres sans état de Rydberg, des ions piégés ou encore des circuits supraconducteurs.

Et même si la quête de l’ordinateur quantique n’aboutit pas, un dernier argument plaide en faveur des plateformes quantiques : « À compétences égales, l’ordinateur quantique a un coût énergétique beaucoup moins important que l’ordinateur classique. Quand celui-ci consomme des dizaines de mégawatts pour résoudre un problème complexe, la machine quantique, elle, consomme des dizaines de kilowatts, soit mille fois moins. Le fait de pouvoir coder plus efficacement l’information favorise cette réduction de l’empreinte environnementale », conclut le chercheur.

 

Antoine Browaeys - Credits Laurent Ardhui / CNRS