Bérengère Dubrulle : comprendre les mécanismes de la turbulence
Bérengère Dubrulle est directrice de recherche CNRS au Service de physique de l'état condensé (SPEC – Univ. Paris-Saclay / CNRS / CEA), au sein du groupe Systèmes physiques hors-équilibres hydrodynamiques énergie et complexité (SPHYNX). Ses recherches portent sur la modélisation de la turbulence, de l’échelle atomique à celle des grandes structures de l’Univers. Elle est également membre de l’Académie des sciences depuis 2023.
C’est de ses vacances passées dans le Tarn chez ses grands-parents et des longues soirées d’été à observer le ciel étoilé que naît la passion de Bérengère Dubrulle pour ces « espaces infinis » qui effrayaient tant Pascal. « D’aussi loin que je me souvienne, je crois que j’ai toujours voulu comprendre ce qu’il y avait au-dessus de nos têtes, d’où nous venions, comment s’était formé le système solaire, etc. », confie la chercheuse. S’orientant assez naturellement vers des classes préparatoires scientifiques, elle intègre l’École normale supérieure.
Au cours de sa scolarité, elle décide de partir un an dans un laboratoire d’astronomie à Berkeley où se trouve à l‘époque le meilleur interféromètre millimétrique. « Cette année, au cours de laquelle je me suis initiée au champ expérimental à travers l’observation des régions de formation d’étoiles, m’a permis de comprendre que je préférais la théorie à l’observation. » À son retour en France, elle se lance dans une thèse d’astrophysique à l’Observatoire de Toulouse et la consacre à la question de la turbulence dans les disques autour des étoiles. « Pour des raisons personnelles, j’ai ensuite dû partir au Japon. J’en ai profité pour me former à la géophysique en effectuant un stage postdoctoral au sein d’un laboratoire de météorologie, où j’ai travaillé sur la turbulence dans l’atmosphère. » De retour en France en 1992, elle intègre le CNRS où elle poursuit ses recherches autour de la turbulence, plutôt en astrophysique durant les premières années.
Modéliser les turbulences dans la formation du système solaire
« Lorsque j’ai été recrutée au CNRS, mon objectif était de proposer un scénario de formation du système solaire en tenant compte de la turbulence, ce qui était assez novateur », explique Bérengère Dubrulle. Ses recherches portent alors sur la question de l’origine de la turbulence, de la quantification de son action, de son influence sur la formation de la Terre par l’action des tourbillons. Elle s’intéresse également à la structure des disques protoplanétaires, à la distribution de leur densité et de leur température, et propose notamment un modèle du sous-disque de poussière. « J’ai par ailleurs contribué à la théorie de la dynamo en montrant l’influence de la turbulence sur l’effet dynamo », ajoute Bérengère Dubrulle. Des recherches fructueuses qui l’occupent jusqu’en 2000 lorsque, en raison d’un séjour familial dans le Colorado, elle décide de prendre un congé sabbatique.
Le virage vers la problématique climatique
« J’ai profité de ce séjour pour rejoindre le Centre national de recherche atmosphérique de Boulder, très orienté vers la géophysique, le climat, l’environnement, etc. Comme j’avais déjà eu une expérience dans ce domaine au Japon, j’ai tenté de retravailler en physique de l’atmosphère, où s’appliquent également les turbulences. » Cette expérience lui fait prendre conscience de l’urgence de la problématique climatique et des très nombreux besoins de modélisation dans ce domaine. « Il m’est alors apparu évident qu’il était plus important de travailler à la modélisation des turbulences dans le climat que dans la formation du système solaire. J’ai donc décidé de réorienter totalement mes recherches dans ce domaine », explique la chercheuse. Le CNRS accepte qu’elle quitte le laboratoire d’astrophysique du CEA auquel elle est attachée pour rejoindre son laboratoire voisin, le Service de physique de l’état condensé (SPEC – Univ. Paris-Saclay / CNRS / CEA), où elle débute une nouvelle page de sa carrière.
La découverte du monde des expériences
Au début, tout n’est pas simple. Et pour cause, il n’est pas évident pour quelqu’un venant du monde de la théorie, qui plus est en astrophysique, de dialoguer avec les expérimentateurs et expérimentatrices, de confronter ses théories aux résultats d’expérience et de voir ses modèles contraints par les observations. « Cela m’a ouvert sur un monde vertigineux et passionnant offrant une multitude de défis. D’autant plus que j’ai eu la chance d’arriver dans ce laboratoire au moment où l’on a commencé à y observer des choses folles, comme les bifurcations globales turbulentes, qui remettaient en cause certains aspects de la théorie de la turbulence pour le climat », explique Bérengère Dubrulle.
La chercheuse entame alors des recherches sur les changements climatiques brutaux appelés bifurcations globales et s’intéresse à la modélisation. « J’ai notamment travaillé à produire des modélisations sobres de la turbulence, en utilisant la physique statistique ou des paramétrisations de la turbulence, ou d’autres manières de faire des simulations pour réduire le coût des calculs numériques », indique-t-elle. D’un point de vue plus fondamental, elle s’attache également à vérifier la validité mathématique des équations décrivant le climat. Autant de recherches qui lui valent d’obtenir la médaille d’argent du CNRS en 2017 et d’être nommée femme scientifique de l’année en 2022.
Le basculement vers une recherche engagée
Au-delà de ses thématiques de recherche, c’est sa manière même de faire de la recherche que modifie profondément Bérengère Dubrulle dès le début des années 2000. « À partir de ce moment-là, je me suis dit qu’il me fallait avoir une recherche engagée », confirme la chercheuse qui surprend ses collègues lorsqu’elle décide de diminuer au maximum ses missions pour éviter, autant que faire se peut, de prendre l’avion. « La question de l’empreinte carbone de la recherche n’est pas du tout négligeable, du fait de nos instruments, de nos simulations numériques, etc. Or, il me semble que nous avons là un devoir éthique consistant à mettre en accord nos engagements, nos objets de recherche et notre manière de faire de la recherche. C’est ce que j’ai essayé de faire dès mon retour du Colorado, même si à l’époque on ne me comprenait pas trop », ajoute-t-elle.
Le devoir de transmettre
Cet engagement se traduit également chez elle par le souci de vulgariser auprès d’un large public les enjeux des problématiques climatiques sur lesquelles portent ses recherches. Elle est ainsi l’auteur d’un roman jeunesse intitulé Le cercle des Carbophages et paru en 2007, et d’un ouvrage à destination du jeune public, Le climat : de nos ancêtres à vos enfants, qu’elle co-signe en 2003 avec Valérie Masson-Delmotte. « Lorsque j’ai pris conscience des enjeux climatiques, je me suis dit que si l’on voulait changer les choses, il fallait commencer par s’adresser aux enfants. Quand je vois l’engagement des jeunes aujourd’hui, je me dis que cette intuition était la bonne », souligne Bérengère Dubrulle.
Membre de l’Académie des sciences
Membre de l’Académie des sciences depuis 2023, Bérengère Durbulle a également à cœur de défendre la place des femmes dans les sciences et d’encourager l’interdisciplinarité. « Aujourd’hui, tout le monde parle d’interdisciplinarité, mais peu de personnes en font réellement, et celles qui en font ne sont pas forcément bien reconnues. Or il est nécessaire d’encourager cette interdisciplinarité dans la recherche autour des enjeux sociétaux si l’on veut enfin être en capacité de relever les nombreux défis qui se présentent à nous », conclut la chercheuse.
Bérengère Dubrulle (c)Sébastien Ruat CNRS Photothèque