Aller au contenu principal

Concilier carbone, plante, sol et climat

Recherche Article publié le 16 septembre 2022 , mis à jour le 16 septembre 2022

(Cet article est extrait de L'Édition n°19)

Quatrième élément le plus abondant sur Terre, le carbone est partout. Or, ses fonctions peuvent différer selon son environnement. Sous forme de gaz dans l’atmosphère, il participe au réchauffement climatique. Mais quand il est absorbé par les sols, notamment grâce aux plantes, il devient essentiel à la santé et à la fertilité des terres agricoles. Pourrait-il alors se dessiner un enjeu multiple à mieux stocker le carbone dans les sols ? 

Les terres émergées représentent environ un tiers de la surface terrestre. En juin 2020, les membres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) publient un rapport spécial Changement climatique et terres émergées dans lequel les scientifiques du monde entier indiquent qu’un quart de ces terres est considéré comme dégradé, et que les trois quarts des terres émergées subissent une exploitation ou une occupation anthropique. Usés, ignorés, maltraités, les sols abritent pourtant une large partie de la biodiversité de la planète : en 2010, des scientifiques mandatés par une commission européenne établissent à cette époque que l’ensemble des terres accueille environ un quart de la biodiversité totale.

Afin de maintenir cette biodiversité terrestre, il est indispensable de se préoccuper de la santé des sols. Par définition, un sol en bonne santé ne pollue pas son environnement à cause d’éléments toxiques dans sa composition et offre des qualités de fertilité, notamment par la présence abondante de microorganismes multiples. Ces derniers sont des organismes vivants de taille microscopique. Des bactéries ou certains champignons figurent parmi les microorganismes les plus présents dans les sols. Ils composent la matière organique vivante des sols de la planète. Dans la matière organique des sols (MOS), on trouve également des composés végétaux ou animaux de toutes sortes (racines, cadavres, etc.) et des produits en décomposition. Cette MOS ne représente que jusqu’à 10 % de la masse totale des sols, mais elle a un rôle essentiel à jouer sur leur santé. Un sol appauvri en matière organique est fragilisé, sensible aux érosions et peu fertile.

C’est dans ce contexte qu’en 2015, au cours de la conférence de Paris sur les changements climatiques (COP21), se crée l’initiative « 4 pour 1 000, les sols pour la sécurité alimentaire et le climat » : un programme d’amélioration de la teneur en MOS et d’encouragement de la séquestration de carbone dans les sols. Le but de l’initiative est d’augmenter le taux de carbone dans les sols de 0,4 % par an. Une triple ambition se cache derrière l’augmentation des MOS : la capture du carbone dans les sols les rend plus fertiles et donc plus à même de répondre aux enjeux de sécurité alimentaire qui se présenteront à l’humanité au cours du siècle prochain, tout en limitant le réchauffement climatique.

 

Cycle du carbone et activités anthropiques

Les plantes ont un rôle essentiel à jouer pour maintenir la santé des sols, car elles sont un acteur majeur du cycle du carbone sur la Terre. Les échanges de carbone entre les sols et l’atmosphère ont lieu avec le concours des plantes et font partie du cycle global du carbone sur la planète. Il est en effet possible de diviser la planète en quatre systèmes : l’atmosphère (l’ensemble des gaz qui enveloppe la planète), l’hydrosphère (les océans, mers et cours d’eau), la biosphère (les êtres vivants, animaux et végétaux) et la lithosphère (les couches superficielles du sol), qui constituent chacun des réservoirs de carbone. Ce carbone fluctue de manière constante et naturelle entre les réservoirs planétaires : grâce à la photosynthèse, les plantes absorbent par exemple du dioxyde de carbone (CO2) présent dans l’atmosphère et y rejettent du dioxygène (O2), avant de rejeter du CO2 par respiration nocturne.

Sans prendre en compte les activités humaines, ce cycle est à l’équilibre. Or, de nombreuses activités anthropiques menacent directement et indirectement cette stabilité. L’artificialisation des sols en est le parfait exemple. Pour fabriquer du béton, il est nécessaire de puiser dans les stocks de craie et d’autres minéraux similaires issus des réserves de carbone de l’hydrosphère. La création de béton et son utilisation induisent le rejet en immenses quantités de carbone dans l’atmosphère. D’autant plus qu’une fois un territoire bétonné, il n’y a plus d’apports ni en matières organiques végétales, ni en eau aux sols concernés, et les microorganismes finissent par disparaître. Par ailleurs, les combustibles fossiles (pétrole, gaz naturel) issus de la lithosphère sont consommés par les êtres humains (consommation qui libère également des gaz carboniques dans l’atmosphère) à une vitesse dépassant largement celle de leur fabrication naturelle. Les perturbations anthropiques du cycle du carbone sont nombreuses et contribuent directement au dérèglement climatique, à l’appauvrissement des ressources des sols et à l’acidification des océans.

 

Peut-on mieux fertiliser les sols ?

Afin de continuer à utiliser les sols fragilisés, notamment pour l’agriculture, il est important de mettre en place des mesures, comme celles de l’initiative 4 pour 1000, permettant leur sauvegarde. Au sein du laboratoire Écologie fonctionnelle et écotoxicologie des agroécosystèmes (Ecosys – Univ. Paris-Saclay, Agro- ParisTech, INRAE), Sabine Houot étudie les produits résiduaires organiques et leurs valorisations possibles. « Les produits résiduaires organiques se définissent comme étant tous types de matières organiques. Le fumier par exemple, composé de litière et de fèces d’animaux, ainsi que d’autres sous-produits de l’élevage (notamment issus d’une autre activité anthropique), peuvent être valorisés en agriculture avec ou sans transformation préalable (transformation par compostage, méthanisation, etc.), explique la chercheuse. Si l’on transforme le fumier, cela devient alors un digestat, qui n’est plus un produit résiduel organique. En revanche, à travers la méthanisation qui consiste à dégrader la matière organique en absence d’oxygène, il est possible de produire de l’électricité. De plus, les digestats obtenus sont de très bons fertilisants. »

Concernant la fertilisation des sols agricoles, la chercheuse déplore un cycle coûteux en énergie, alors que des solutions plus bénéfiques à l’environnement existent. « Les grandes cultures sont fertilisées à base de sels minéraux, ce qui nécessite beaucoup d’énergie. Les êtres humains consomment ces cultures et ces sels minéraux fertilisants par la même occasion. Ces derniers sont rejetés dans nos fèces, puis éliminés par épuration des eaux usées, un principe polluant et à faible efficacité. C’est du gâchis, avance Sabine Houot. Des recherches récentes montrent que, dans toute l’urine produite en Île-de-France, il y a assez d’azote pour fertiliser toutes les cultures de la région. Et leur réutilisation directe par recyclage serait nettement moins polluante que leur traitement. En effet, l’azote se présente sous sa forme ammoniacale (NH4) dans les urines et digestats. Cet azote se transforme facilement en NH3, qui joue sur la qualité de l’air. Pour limiter la volatilisation de l’azote de nos urines et digestats, il faut l’enfouir dans nos sols le plus rapidement possible. » 

 

Équilibre entre apport et consommation du carbone par la plante

Lorsque l’on observe de plus près les interactions entre plantes et carbone, il est facile de croire que le carbone est transféré vers la lithosphère principalement par les feuilles et les parties supérieures de la plante : lorsque celles-ci meurent, elles rejoignent la terre et y sont lentement absorbées, avec le carbone qui les compose. « Tout d’abord, il faut savoir que les apports de carbone au sol par les plantes ne s’effectuent pas uniquement via la litière, comme on pourrait l’imaginer », réfute Christine Hatté, géochimiste au sein du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE – Univ. Paris-Saclay, CNRS, CEA, UVSQ). La litière est cet ensemble de feuilles et d’autres débris végétaux qui s’accumule au sol puis s’y incorpore pour créer la matière organique des sols, en quantités moindres selon la chercheuse. « Le fait que des feuilles se déposent au sol et s’y décomposent, apportant ainsi du carbone, ne contribue pas de manière majoritaire à l’apport du carbone dans les sols, précise Christine Hatté. Le carbone est apporté dans les sols essentiellement par les racines des plantes. Alors qu’elle croît, une plante exsude principalement des sucres et acides aminés, attirant ainsi des microorganismes en leur fournissant de l’énergie. Grâce à cette énergie, les microorganismes libèrent à leur tour des sels nutritifs, essentiels aux besoins de la plante. C’est un système symbiotique. »

Les microorganismes des sols consomment les produits moléculaires de l’exsudation de la plante dans le sol mais également des molécules organiques présentes dans les sols depuis plus longtemps. « Or, à chaque fois qu’une nouvelle molécule est introduite dans le sol, une partie de son carbone sera rejetée sous forme de CO2. Finalement, à chaque fois que l’on apporte du carbone dans le sol, on en fait partir dans des quantités assez égales. L’enjeu est de trouver des lignées de plantes capables de stocker plus de carbone dans le sol qu’elles n’en retirent et de promouvoir des pratiques agricoles vertueuses. »

La capacité de transfert de carbone au sol selon la lignée a d’ailleurs fait l’objet d’une récente étude codirigée par Christine Hatté. Grâce à une méthode de double marquage isotopique à l’aide du carbone 13 et du carbone 14, il est possible de reconstituer les transferts de carbone entre la plante et le sol. Les isotopes utilisés sont des « variants » du carbone, présentant un nombre de neutrons différent (en l’occurrence 13 ou 14) de celui du carbone le plus largement répandu (12). Cette infime différence assure un traçage précis du carbone au cours de réactions chimiques, biochimiques ou physiques (comme ici, entre la plante et le sol). « Notre méthode isotopique nous a tout d’abord permis de mesurer la quantité de carbone introduite par des plantes, d’évaluer la quantité de carbone ressortie, mais aussi d’évaluer l’âge de ce carbone rejeté par le sol. En effet, le carbone qui sort du sol n’est pas forcément celui qui avait été introduit par la plante. Si c’est le cas, ce n’est pas très grave. En revanche, si c’est un carbone bien plus ancien qui est rejeté sous forme de CO2, tellement ancien qu’il n’était plus comptabilisé dans le cycle actif du carbone, cela devient problématique. » 

Les composés exsudés par les racines des plantes conduisent en outre à la formation de « manchons » enrobant ces racines, ce qui leur octroie une protection contre d’éventuelles sécheresses affectant les sols. « Ces exsudats apparaissent systématiquement, peu importe le type de plante que l’on utilise. En revanche, toutes les plantes n’ont pas les mêmes capacités d’exsudation », explique la chercheuse. Aussi, la plante a de fortes capacités d’adaptation à son environnement : « une même plante, semée dans deux sols différents ou dans deux climats différents, ne va pas se développer de la même façon. Par exemple, si une plante est présente dans un environnement où les risques de sécheresse sont importants, son exsudation sera plus importante que dans un environnement moins sec, pour mieux se protéger grâce aux manchons. Les feuilles seront également moins développées, pour limiter les pertes en eau ». Grâce à ce type d’étude, il est possible d’identifier quelle est la plante qu’il est le plus stratégique de planter dans un environnement donné. Ces informations sont essentielles pour adapter les cultures aux sols et au changement climatique.

 

Est-il possible d’adapter les sols et les plantes au réchauffement climatique ?

L’été 2022 a été le théâtre de nombreuses et d’insoutenables vagues de chaleur dans de nombreuses régions du monde. Celles-ci sont la conséquence du dérèglement climatique causé par les êtres humains et ont eu des répercussions très grave sur les sols terrestres. Près de l’Université Paris-Saclay, dans les champs de Villiers-le-Bâcle (Essonne), les cultures de féverolle ont littéralement grillé sous le soleil durant la première vague de chaleur de juin 2022. Pourtant, d’après le Giec, cet été sera l’un des plus « frais » des années à venir. Au-delà de la lutte contre le réchauffement climatique, il est donc également devenu impératif d’adapter les cultures et les sols aux répercussions, déjà existantes et à venir, du dérèglement climatique.

Au LSCE, Nathalie De Noblet-Ducoudré se questionne sur le rôle de l’occupation des sols sur le climat. La climatologue s’inquiète des stratégies actuellement mises en place pour lutter contre le réchauffement climatique : « La reforestation à tout prix n’est pas la solution, déclare-t-elle. Tout d’abord, revégétaliser, ce n’est pas replanter n’importe quel arbre n’importe où : si l’on se trompe de variété de végétal au moment de la plantation, on encourt des risques de pertes en biodiversité, ce qui dessert la cause première. Il y a une vision solutionniste de la revégétalisation : sommes-nous capables, dans un contexte de recherches, de prendre les bonnes décisions ? », se questionne la chercheuse.

« Comment une végétalisation peut-elle alimenter en eau une masse d’air ? poursuit la scientifique. Actuellement, j’étudie la relation existant entre deux zones de précipitations, les précipitations du second endroit provenant du premier. Je me demande s’il est possible de dire qu’une zone doit être végétalisée pour qu’une autre puisse ensuite être alimentée en eau. J’étudie aussi l’impact du réchauffement climatique sur l’agriculture : avec quel degré de certitude est-il possible d’affirmer aux agriculteurs et agricultrices que leurs récoltes risquent de subir à l’avenir le même sort que la féverole de Villiers-le-Bâcle, et ce plus fréquemment ? »

Pour l’heure, le déficit hydrique des sols demeure prégnant, alors que tous les yeux se tournent vers le ciel, à la recherche d’un nuage de pluie.
 

Publications

  • N.Puche et al. Mechanisms and kinetics of (de-) protection of soil organic carbon in earthworm casts in a tropical environment. Soil Biology and Biochemistry, 170, 2022. 
  • S. Houot, et al., Valorisation des matières fertilisantes d’origine résiduaire sur les sols à usage agricole ou forestier. Rapport pour le ministère de l’Agriculture. 2014. 
  • P. M. S. Ndour et al., Rhizodeposition efficiency of pearl millet genotypes assessed on a short growing period by carbon isotopes (13C and F14C). SOIL, 8, 49–57, 2022. 
  • N. de Noblet-Ducoudré et al. Terrestrial Processes and Their Roles in Climate Change. Oxford Research Encyclopedia of Climate Science, 2021.