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De nouveaux horizons analytiques pour la spectroscopie RMN

Recherche Article publié le 02 février 2021 , mis à jour le 02 février 2021

Depuis trois décennies, la spectroscopie de résonance magnétique nucléaire (RMN), outil essentiel aux chimistes organiciens ou des matériaux, a franchi plusieurs frontières. Ces évolutions ont ouvert la voie à l’analyse de composés structuralement toujours plus complexes ou au développement d’applications analytiques aussi sophistiquées que variées. À cet égard, l’instrumentation RMN de pointe de l’Institut de chimie moléculaire et des matériaux d’Orsay (ICMMO - Université Paris-Saclay, CNRS) permet à Philippe Lesot et à ses collaborateurs d’exploiter la détection des atomes de deutérium en abondance naturelle. En combinaison avec des solvants orientés, l’équipe a développé différents outils analytiques et innovants.

Plus de 70 ans après sa découverte par des physiciens, la spectroscopique RMN réserve encore des surprises. Utilisée abondamment par la communauté des chimistes pour déterminer la structure de molécules de synthèse ou naturelles, elle repose sur un principe simple : il consiste à analyser la réponse en fréquence des noyaux atomiques (assimilables à de « petits aimants ») de molécules en interaction avec le champ magnétique du spectromètre RMN, sous l’effet d’une excitation électromagnétique adéquate. Le retour à la position d’équilibre des noyaux fournit des informations sur leur environnement chimique, leurs couplages internucléaires et leur dynamique, qui sont utilisées pour déterminer, par exemple, la structure des molécules. 

Ces vingt dernières années, la RMN a connu des évolutions instrumentales et méthodologiques significatives, étendant considérablement ses domaines d’applications. En 2020, l’équipe de Philippe Lesot, chercheur à l’Institut de chimie moléculaire et des matériaux d'Orsay (ICMMO - Université Paris-Saclay, CNRS), en collaboration avec Roberto Gil du Carnegie Mellon University (CMU) aux États-Unis, a franchi une nouvelle frontière en démontrant le potentiel analytique de la RMN bidimensionnelle deutérium en abondance naturelle anisotrope (RMN 2D DANA), pour la détermination de la structure tridimensionnelle de produits bioactifs naturels (chiraux) à partir des interactions quadrupolaires 2H.

Une première barrière franchie par la RMN anisotrope

Les expériences classiques de RMN utilisent des solvants liquides (isotropes), dans lesquels un soluté n’adopte aucune orientation privilégiée en moyenne dans un champ magnétique. Une occurrence qui n’existe plus avec des solvants fluides anisotropes (les cristaux liquides) : ils obligent les molécules dissoutes à s’orienter dans une direction privilégiée. De nouvelles interactions RMN dites « anisotropes », reliées à la structure 3D des molécules deviennent alors accessibles, car non moyennées à zéro comme dans un liquide. C’est le cas de l’interaction de couplage dipôle-dipôle homo et hétéronucléaire, mais aussi de leurs anisotropies de déplacement chimique, qui décrivent la dépendance des déplacements chimiques à un environnement spatial donné. 

 

L’avènement de la RMN 2H en abondance naturelle anisotrope 

Second isotope de l’hydrogène (1H) naturellement présent dans les molécules organiques hydrogénées, le noyau de deutérium (2H ou D) possède le même nombre de protons que son parent mais un nombre de neutrons différent. D’une abondance relative de 0,015 %, soit environ 10 000 fois moins que le 1H, le deutérium demeure parfaitement détectable par RMN. Dès les années 1980, la RMN 2H en abondance naturelle a été utilisée pour analyser le profil isotopique 2H de molécules d’intérêt économique (éthanol, vanilline) afin de lutter contre la contrefaçon alimentaire. Cet outil puissant, appelé RMN-FINS®, est d’ailleurs à l’origine du succès de la société française EUROFINS ANALYSE, devenue le leader international des analyses, essais et inspections techniques.

La présence d’un neutron supplémentaire dans le noyau de deutérium induit une distribution anisotrope des charges électriques, à l’origine d’un moment quadrupolaire nucléaire. En interagissant avec le gradient de champ électrique de la liaison chimique carbone-deutérium, il se crée une interaction quadrupolaire. C’est cette interaction qu’exploite la RMN, via la détection de couplages quadrupolaires 2H résiduels lors de l’utilisation de solvants orientants. Ces couplages sont à l’origine de la formidable aventure de la RMN DANA, développée notamment par Philippe Lesot et ses collègues, au sein de l’équipe RMN de l’ICMMO, avec à la clé près de 70 articles scientifiques et de vulgarisation.

Théoriquement, la RMN DANA souffre de deux difficultés majeures : la complexité des spectres 2H enregistrés et la sensibilité intrinsèque de ce type d’expérience. La première est contournée par l’utilisation d’expériences RMN bidimensionnelle simplifiant l’analyse spectrale. La seconde, plus technologique, consiste à utiliser des champs magnétiques intenses (généralement supérieurs à 10 T) induits par des bobines supraconductrices refroidies à très basse température (-269 °C) et combinés à des sondes de détection 2H cryogéniques, refroidies avec de l’hélium à environ -255 °C. Ces sondes réduisent ainsi le bruit thermique de l’électronique, et le gain en sensibilité est d’un facteur 4 à 5 par rapport à une sonde RMN standard. « Un spectromètre de 14,1 T (600 MHz) muni d’une cryosonde possède alors la même sensibilité qu’un spectromètre de 35,2 T (1,5 GHz), qui lui n’existe pas aujourd’hui ! », signale Philippe Lesot. Cet équipement scientifique présent à l’ICMMO fait d’ailleurs la fierté de sa plateforme instrumentale : en atteignant une sensibilité en RMN 2H unique au monde, il permet d’enregistrer des spectres RMN 2D DANA à haute-résolution de molécules complexes, de haut poids moléculaire, avec des temps d’expérience raisonnables (une dizaine d’heures d’acquisition des données). 

L’art de discriminer spectralement des énantiomères

Le développement de la RMN 2D DANA s’inscrit historiquement dans une problématique de détermination de la pureté énantiomérique de molécules chirales bioactives. Pour rappel, deux énantiomères sont les deux formes stéréochimiques d’une molécule chirale, images l’une de l’autre dans un miroir mais non superposables. Compte-tenu de leur arrangement atomique spatial différent, les énantiomères présentent souvent des propriétés biologiques différentes, parfois opposées. « La différence entre le goût de l’orange et celui du citron est simplement due à la configuration tridimensionnelle d’une même molécule (le limonène) présente dans ces fruits. En pharmacologie, des énantiomères de composés bioactifs peuvent induire des réponses antagonistes dans l’organisme et leurs effets (cytotoxiques) se révéler dramatiques. Cela a été le cas de la thalidomine, molécule chirale active administrée aux femmes enceintes à la fin des années 50, et dont l’un des énantiomères avait des effets tératogènes », explique Philippe Lesot. 

Comme les propriétés magnétiques des énantiomères sont identiques, la RMN est intrinsèquement incapable de discriminer leurs signaux. La solution développée par l’équipe de l’ICMMO consiste à utiliser des milieux orientants homochiraux, comme des cristaux liquides polypeptidiques. Dans ces milieux, des énantiomères ne s’orientent pas de la même manière en moyenne, ce qui induit un ensemble d’interactions RMN anisotropes différent pour chaque isomère. In fine, il devient possible de différencier leurs spectres, tout en mesurant la proportion de chacun des énantiomères dans un mélange. À ce petit jeu, l’interaction quadrupolaire 2H se révèle extrêmement intéressante, puisqu’elle est extrêmement sensible à une différence d’orientation moléculaire. Initialement explorée avec des molécules deutérées, cette approche s’est rapidement orientée vers la RMN DANA.

RMN DANA: une technique performante pour de nombreux domaines

Outre son avantage pour l’analyse de molécules chirales sur lesquelles butent les autres techniques, comme les alcanes chiraux, la RMN DANA dispose de domaines d’application variés. L’équipe de l’ICMMO, en collaboration avec des chercheurs de l’Université de Nantes, l’a par exemple utilisée pour élucider des mécanismes stéréochimiques de réactions enzymatiques conduisant à la synthèse d’acides gras essentiels prochiraux, comme le linoléate de méthyle. La technique a également contribué à analyser isotopiquement des géo-biomarqueurs moléculaires (la miliacine) utilisés pour suivre des évolutions climatiques terrestres. Elle a fourni aux géochimistes des informations moléculaires clés, que la spectrométrie de masse de rapport isotopique (irMS) échouait à donner. Un travail collaboratif qui a réuni les chercheurs de l’ICMMO et de l’Université d’Orléans.

Récemment, la RMN 2D DANA s’est révélée être un outil prometteur pour déterminer la structure 3D de molécules bioactives, « un atout qui restait inexploité à ce jour, et l’aboutissement d’années de développements méthodologiques fructueux soutenus par l’ICMMO, l’Université et le CNRS », souligne Philippe Lesot. En définitive, pour la RMN DANA, le futur s’annonce plein de promesses … et de projets anisotropes !

Références :

P. Lesot et al. "NMR in Polypeptide Liquid Crystals: Three Fertile Decades of Methodological Developments And Analytical Challenges" Prog. Nucl. Mag. Reson. Spectrosc., 116, 85-154, (2020).

P. Lesot et al. "Deuterium Residual Quadrupolar Couplings: Crossing the Current Frontiers in the Relative Configuration Analysis of Natural Products." Journal of Natural Products, 83, 3141-3148 (2020).