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Déjouer la résistance thérapeutique au cancer

Recherche Article publié le 04 juin 2021 , mis à jour le 10 mai 2022

Apparues au début des années 2000, les thérapies ciblées utilisent des molécules agissant spécifiquement sur les cellules cancéreuses, contrairement aux chimiothérapies conventionnelles qui impactent aussi les cellules saines. Efficaces et moins nocives, elles ne constituent pas pour autant une assurance de guérison : inévitablement, des résistances apparaissent. Comprendre ces mécanismes et comment les surmonter constituent le coeur du travail de Luc Friboulet, chercheur au laboratoire Prédicteurs moléculaires et nouvelles cibles en oncologie (PMNCO – Université Paris-Saclay, Gustave Roussy, Inserm).

À l’origine de l’intérêt de Luc Friboulet pour ce domaine, les inhibiteurs de tyrosine kinase (ITK), qu’il rapporte dans ses bagages après un post-doctorat au Massachusetts General Hospital, à Harvard. De retour en France, il crée en 2015 au centre de lutte contre le cancer Gustave Roussy un groupe de recherche (équipe Adaptation génétique aux inhibiteurs de kinases) dédié à cette thématique encore peu explorée. Ces ITK affectent des enzymes, les tyrosine kinases, jouant un rôle majeur dans la signalisation cellulaire en aval des facteurs de croissance. Sous l’effet de certaines mutations, les cellules cancéreuses deviennent totalement dépendantes de l’activité d’une de ces kinases pour survivre. Neutraliser leur action réduit considérablement le développement des cancers tout en limitant les effets secondaires pour les patients. En effet, les cellules saines ne présentant pas cette « addiction oncogénique » à une kinase unique, l’inactivation de la cible est alors compensée par d’autres kinases. Malheureusement, l’utilisation de ces thérapies n’est pas sans limites. Tous les cancers n’y sont pas sensibles. Pour les cancers du poumon, malgré une dizaine d’oncogènes (des gènes qui favorisent la survenue de cancer) déjà identifiés et disposant de traitements, il reste un tiers de cas sans réponse disponible. Autre problème, des résistances apparaissent fréquemment au cours des traitements. Mais comme le souligne Luc Friboulet, « des patients, dont la survie moyenne était de 6 mois pour des cancers à des stades avancés, ont vu celle-ci prolongée de plusieurs années, jusqu’à huit ou neuf ans. Et quelque part, ça change tout pour eux. »

 

Étudier les mécanismes de résistance

Les résistances aux traitements par ITK surviennent selon plusieurs mécanismes distincts, pouvant fonctionner de concert. La cible peut se modifier, via une mutation secondaire qui empêche l’action du traitement. Le rôle du récepteur du facteur de croissance épidermique (EGFR) dans les cancers du poumon illustre bien ce phénomène. Suite à une première mutation activatrice, EGFR va induire la transformation en cellule tumorale. L’utilisation d’un médicament inhibiteur bloque son activité en se liant à son site actif, mais l’acquisition d’une mutation secondaire modifiant ce site peut empêcher la liaison avec le TKI. Autre cas de figure, qualifié de « voie de contournement » : l’apparition d’une mutation concernant une autre kinase maintient la signalisation essentielle à la survie des cellules cancéreuses, rendant le traitement initial inopérant. 

À l’instar de ce que l’on observe avec les bactéries résistantes aux antibiotiques, on assiste à une sorte de « course aux armements » : à chaque fois qu’un traitement perd de son efficacité, tout l’enjeu consiste à identifier une autre cible à inactiver. Toutefois, cette course ne peut pas être sans fin. « Pour 90 % des patients, les bénéfices cliniques sont là, mais 100 % d’entre eux rechuteront et finiront par échapper au traitement à plus ou moins long terme. On peut se retrouver à court de molécule efficace, ou ne pas identifier de mutation de résistance ce qui arrive dans 30 % des cas. »

 

De nouvelles cibles prometteuses

Des découvertes récentes de l’équipe de Luc Friboulet ouvrent d’autres pistes intéressantes, comme la mise au jour du rôle du récepteur du facteur de croissance fibroblastique (FGFR) dans les cancers de la vessie. En deux ans, un laps de temps remarquablement court, les industriels pharmaceutiques ont mis à disposition des chercheurs une dizaine d’inhibiteurs spécifiques de ce récepteur, qui agissent selon les mêmes mécanismes que pour EGFR. Les premiers résultats devraient être publiés d’ici un an. D’autres pistes, moins avancées pour le moment, sont aussi explorées, comme l’approche « cellule unique », qui consiste à isoler des cellules pour les séquencer individuellement, et étudier les résistances beaucoup plus tôt. Mais cette méthode génère énormément de données qu’il convient de traiter, notamment grâce à des outils bio-informatiques qui requièrent des compétences très spécifiques.

 

Une recherche translationnelle

En regard de ces contraintes, Luc Friboulet souligne la nécessité d’une approche translationnelle de ses recherches : « les modèles cellulaires disponibles ont permis de réaliser les premières découvertes, mais nous avons observé chez certains patients des mécanismes de résistance jamais mis en évidence en laboratoire ». Il a su gagner la confiance des médecins cliniciens de Gustave Roussy en participant aux réunions de comité pluridisciplinaire pour les aider à comprendre les résistances et proposer d’autres solutions thérapeutiques. Il participe à la mise en place de l’essai clinique Match-R : des prélèvements réalisés sur des patients avant, pendant et après leur traitement par thérapie ciblée arrivent chaque semaine dans son laboratoire. En séquençant l’ADN de ces cellules, il établit des modèles capables de maintenir les cancers « vivants » et de nouveaux médicaments réellement efficaces contre ces résistances sont testés. « Ils ont très vite compris le côté gagnant-gagnant de la démarche : en participant à ces recherches, ils apportent un bénéfice à leurs patients. » Dans le cas où aucune mutation n’est décelée dans le cancer du patient, il reste tout de même possible de tester « à l’aveugle » des combinaisons de médicaments et de trouver parfois une solution thérapeutique, sans pour autant être guidé par un évènement génétique bien déterminé.

 

L’importance de l’ERC

Autre argument de poids pour convaincre le milieu médical : l’obtention d’un financement du Conseil européen de la recherche (ERC) en 2016, un gage de reconnaissance de l’importance de ses travaux. « L’obtenir a tout changé pour moi. Sans lui, j’aurais été limité à des projets plus modestes. Cette bourse ERC m’a permis d’être officiellement responsable d’équipe, d’obtenir un poste de chargé de recherche Inserm en 2018, et de faire pendant cinq ans ma recherche en autonomie financière avec une équipe d’une dizaine de personnes. » Cette ERC Starting Grant s’achevant d’ici quelques mois, une demande a été déposée pour le palier suivant, une bourse ERC Consolidator. Réponse en avril 2022*.

Le cancer deviendra-t-il un jour une maladie chronique, que l’on gardera sous contrôle à vie ? Luc Friboulet est optimiste : « des découvertes récentes confortent cette idée, comme le tournant pris par beaucoup de laboratoires de s’attaquer à la maladie résiduelle : un réservoir de cellules persistantes qui tolèrent le médicament. Elles restent dormantes, jusqu’à ce qu’un jour une de ces cellules acquiert une mutation, prolifère à nouveau et recolonise l’ensemble du corps du patient ». En comprenant pourquoi ces cellules ne meurent pas et en ajoutant à ce moment un traitement les ciblant, la rechute serait repoussée de manière très importante, voire définitivement. 

*Le projet CANPLAST (Cancer cell plasticity on targeted therapy) porté par Luc Friboulet est lauréat d'une bourse ERC Consolidator 2021.

Référence :

Recondo G, Friboulet L et al. Diverse Resistance Mechanisms to the Third-Generation ALK Inhibitor Lorlatinib in ALK-Rearranged Lung Cancer. Clinical Cancer Research (2020) Jan 1;26(1): 242-255.