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Emmanuel Flurin : Quand les technologies quantiques se jouent des lois de l’Univers

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 31 août 2023 , mis à jour le 21 septembre 2023

Emmanuel Flurin est chercheur au Service de physique de l’état condensé (SPEC – Univ. Paris-Saclay, CEA, CNRS) et spécialisé en physique quantique. Avec son équipe du groupe Quantronique, pionnier des circuits supraconducteurs, il vient de mettre au point le capteur de puissance le plus sensible au monde, repoussant ainsi les limites de la résonance magnétique.

Depuis une trentaine d’années, l’information quantique agite les mondes scientifique et industriel. « Aujourd’hui, pour décrire la plupart des phénomènes physiques à l’échelle atomique, nous utilisons le langage du calcul quantique, fondé sur le qubit », décrit Emmanuel Flurin. Contrairement au bit de l’informatique classique, qui ne prend que deux états ou valeurs (0 ou 1), un qubit (ou bit quantique) se compose d’une superposition de ces états de base : « C’est un objet hybride entre l’analogique et le digital qui décrit très efficacement la nature à son niveau le plus fondamental. »

Cette richesse mathématique fait tout son intérêt pour la manipulation de l’information quantique et explique l’engouement actuel pour l’ordinateur quantique, qui promet de traiter des calculs hors de portée des ordinateurs actuels. « La description de l’Univers, qui a un système opérateur fondamentalement quantique, devient beaucoup plus simple et compacte. Par exemple, pour décrire une molécule de vingt atomes, j’ai besoin de seulement quelques dizaines de qubits au lieu de térabits (1012 bits) sur une machine standard. »

 

Le capteur le plus sensible au monde

Au sein du SPEC, Emmanuel Flurin conçoit des puces quantiques. Son équipe et lui ont un jour l’idée de détourner une puce supraconductrice de son rôle initial : ils transforment un dispositif initialement conçu pour l’industrie naissante du calcul quantique en un capteur surpuissant, sensible aux soubresauts du champs électromagnétique au-dessus du vide quantique, atteint à des températures avoisinant le zéro absolu (0 K).

Désormais, Emmanuel Flurin et son équipe utilisent ce capteur quantique pour sonder la matière à des sensibilités sans précédent. En collaboration avec une équipe italienne de cosmologie, ils cherchent à débusquer les traces de la matière noire. « Les axions sont d’hypothétiques particules qui envelopperaient notre halo galactique. Ils expliqueraient la masse manquante de l’Univers, mais aussi une curiosité du modèle standard : l’annulation d’un terme attendu avec une précision à 10 chiffres après la virgule. En interagissant avec un fort champ magnétique généré dans le laboratoire, les axions de passage devraient se désintégrer sous forme d’un photon micro-onde. Pour l’instant, pas de trace de cela, mais il faut un peu de patience ! C’est une traque de longue haleine », détaille le chercheur.

L’équipe met également ce détecteur à profit de la résonance magnétique de spin, dont l’application la plus connue est l’imagerie médicale (IRM). Il s’agit ici de la détection de spins électroniques à son niveau de sensibilité ultime. Récemment, cela a débouché sur la visualisation des électrons individuels. « Ces nouveaux capteurs quantiques nous permettent de voir la granularité du rayonnement et de la matière dans de nouvelles gammes du spectre électromagnétique, celles des micro-ondes, des télécommunications sans fils mais aussi de l’IRM. C’est une découverte de physique fondamentale qui mènera sans doute à des applications à moyen terme. »

 

Spin électronique et photon uniques

Le principe physique sur lequel repose l’expérience est le suivant : le spin électronique est un système à deux niveaux, un aimant élémentaire immergé dans un fort champ magnétique et qui peut être décrit par deux états. Dans son état fondamental, le spin s’aligne avec le champ comme une boussole. Dans son état excité, il s’anti-aligne. La résonance magnétique décrit le passage d’un état à l’autre via l’absorption ou l’émission de photons dont l’énergie est dans le domaine micro-onde.

Dès lors, le but de l’expérience est de préparer un unique spin dans son état excité et de capter l’unique photon micro-onde produit lors sa désexcitation. Cette désexcitation ne se faisant spontanément qu’après un temps très long, on l’accélère grâce à une cavité résonante supraconductrice. Le photon émis est alors collecté par le compteur de photon micro-onde, constitué d’un qubit supraconducteur capable d’absorber le photon de manière irréversible. « En exploitant les circuits quantiques supraconducteurs, nous avons gagné treize ordres de grandeurs par rapport à l’instrumentation commerciale de la résonance magnétique. C’est une belle manifestation de la puissance des technologies quantiques. »

Outre un financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR) en 2018 et une bourse ERC Starting Grant 2021 pour le projet Ingenious, ces premières mondiales ont donné lieu à deux publications dans la revue Nature.

 

Chercher : un artisanat d’excellence

« La recherche académique est assez proche d’un artisanat de haute technologie. Il faut quatre ans, soit l’équivalent d’une thèse, pour maîtriser le cycle expérimental de A à Z. Nous concevons des artefacts uniques et sur mesure. Nous dessinons leurs plans, les fabriquons pièce par pièce, les assemblons, et après de longues semaines, les installons dans des cryostats et les connectons aux capteurs de pointe. Et lorsque la mesure s’enclenche, on cherche l’éclat de l’artefact, les reflets provenant d’effets physiques fragiles qui ne se manifestent que dans certaines conditions. Souvent, l’éclat tant espéré n’apparaît pas et on reprend tout depuis le début. Parfois, l’effet est là, caché dans les données et nous passons des semaines à le dénicher, le contempler puis le décrire sous toutes ses facettes. C’est un éclat encore jamais perçu et la récompense des physiciens. On rédige ensuite une publication pour partager la découverte, un brevet pour protéger l’invention et on recommence pour aller encore un tout petit peu plus loin dans l’inconnu. »

 

Atteindre le Graal du quantique

Les scientifiques du monde entier se sont lancés dans une course effrénée pour faire entrer l’humanité dans cette nouvelle ère quantique. Deux voies s’offrent à eux. D’un côté, les start-up financées très généreusement par les industriels et aux objectifs tous tracés, de l’autre, la recherche académique, largement encouragée par divers programmes nationaux. Emmanuel Flurin emprunte les deux en parallèle : il participe aux travaux de la start-up Alice et Bob, tout en se consacrant à ses recherches académiques. « Celles-ci procurent un certain degré de liberté pour explorer différents chemins de traverse scientifiques. Elles constituent le terreau de futures start-up qui écloront peut-être dans dix ans. »

Passionné par la physique, Emmanuel Flurin se souvient de son goût pour les journaux de vulgarisation et de son souhait, dès l’enfance, de devenir chercheur. Après des études d’ingénieur à l’EPSCI-PSL et une thèse sur les circuits supraconducteurs soutenue à l’ENS en 2014, il part trois ans en post-doctorat à l’Université de Berkeley, en Californie. Recruté au CEA dès son retour dans l’Hexagone en 2018, il enseigne aujourd’hui à l’Université Paris-Diderot et à l’École des Mines de Paris.
 
Lauréat du grand prix Jacques Herbrand 2022 de l’Académie des sciences, il est heureux d’avoir contribué à l’excellence scientifique de la physique quantique française, en particulier celle du CEA et de l’Université Paris-Saclay. « Nous sommes très écoutés dans le monde entier pour la qualité et l’originalité de nos travaux », affirme le chercheur, qui souhaite mettre à profit l’alliance des écoles et des universités du plateau de Saclay pour faire émerger un pôle d’étudiantes et d’étudiants excellents en physique quantique et intéressés par le fait de venir travailler dans les nombreux laboratoires du plateau.

 

Emmanuel Flurin (c)Université Paris-Saclay