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Frank Georgi : comprendre le paysage sociétal grâce à l’histoire du syndicalisme

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 27 octobre 2022 , mis à jour le 10 novembre 2022

Frank Georgi est professeur d'histoire contemporaine à l'Université d'Évry, chercheur au laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société (IDHES – Univ. Paris-Saclay, Univ. d’Évry, ENS Paris-Saclay, CNRS, Univ. Vincennes-Saint-Denis, Univ. Paris-Nanterre, Univ. Panthéon Sorbonne) et directeur-adjoint Formation de la Graduate School Humanités - sciences du patrimoine. Il est passionné par l’histoire du syndicalisme en tant qu’observatoire privilégié des évolutions économiques, politiques, sociales et culturelles.

Reçu en 1981 à l'École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, Frank Georgi suit en parallèle des cours d’histoire à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. « L’histoire contemporaine m’intéresse particulièrement car elle rend mieux compréhensible notre temps présent. » Il réalise ensuite une thèse au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS-Paris 1), qu’il soutient en 1994. Elle porte sur la naissance du syndicalisme CFDT dans les années 1960, et son passage d’un mode de pensée chrétien à laïc dans un contexte de bouleversements culturels, économiques et politiques en France et en Europe.

En 1995, Frank Georgi est nommé maître de conférences à l’Université Blaise Pascal de Clermont Ferrand, puis est muté, en 1997, à Paris, au sein du laboratoire et de l’université où il a étudié. En 2019, il est recruté à l’IDHES. 

Frank Georgi a à cœur de ne pas compartimenter l’histoire, ce qui rend le spectre de son domaine de compétences assez large. Il est historien du syndicalisme, des mouvements sociaux, des utopies politiques et des relations transnationales. « Je pense que la réalité n’est pas découpée en cases étanches et qu’il faut créer du dialogue entre toutes ces sphères, afin de faire circuler les connaissances. » 

 

Le syndicalisme

Dans les années 1980, il concentre ses travaux sur le syndicalisme et la Confédération française démocratique du travail (CFDT), un sujet très peu abordé par la recherche car considéré comme relevant plus du domaine militant que scientifique. Frank Georgi pense au contraire que cet aspect de l’histoire est celui du monde du travail et il décide de l’approfondir. « Le sujet offre un observatoire privilégié des changements à l'œuvre dans l'économie, la politique, les techniques et les relations sociales. »

Ces changements sont multiples. L’enseignant-chercheur retrace par exemple l’évolution du mouvement syndical depuis la deuxième guerre mondiale jusqu’aux années 70 et observe son effondrement. Le syndicalisme passe en effet d’un statut d’organisation puissante, hégémonique, étroitement lié aux principaux partis politiques (communiste et socialiste) à celui d’un groupe dont on a oublié le rôle. « Les collectifs de travail qui portaient le syndicalisme se sont complètement dilués avec la sous-traitance, le chômage de masse, la précarisation, la mondialisation, les transformations technologiques, etc. »

 

La laïcisation de la CFDT

Frank Georgi observe aussi les évolutions culturelles du mouvement. Car l’organisation, qui était à l’origine très ancrée dans des valeurs issues de la morale chrétienne, opère un virage en 1964. Il s’agit de séparer ce qui relève de la conscience individuelle du religieux de l’action collective, c’est-à-dire de laïciser son approche. Et ce, afin de renforcer son positionnement dans un paysage syndical dominé par la Confédération générale du travail (CGT). « Ce tournant majeur dans l’histoire du mouvement l’a rapproché des préoccupations des nouvelles générations de salariés, et c’est aujourd’hui la première organisation syndicale française en termes de représentativité. » Ces travaux font l’objet d’un livre que Frank Georgi publie en 1995 : L’invention de la CFDT 1957-1970. Syndicalisme, catholicisme et politique dans la France de l’expansion.

 

L’incontournable théorie de l’autogestion

Au lendemain de cette déconfessionnalisation, le mouvement évolue pour se réclamer du socialisme, de la planification démocratique, de la propriété sociale des moyens de production ou encore de l’autogestion. Ce concept, théorisé entre autres par l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon en 1976, a pour ambition de transformer radicalement la société, via le partage du pouvoir mais aussi via le renversement des dominations, des inégalités et des hiérarchies instituées. En proposant d’associer de manière démocratique les populations à la gestion de leurs propres besoins, l’autogestion offre la possibilité d’une troisième voie, située entre le communisme d'État et le capitalisme libéral. « Ce socialisme autogestionnaire était extrêmement prégnant et incontournable dans les années 60 à 80. Il a touché de nombreuses organisations politiques, syndicales et associatives, et a même infusé jusque dans les écoles et les familles. Et pourtant, dès les années 2000 il était déjà oublié. » Frank Georgi décide alors d’y consacrer ses travaux et dirige Autogestion. La dernière utopie ? en 2003. « C’était un objet neuf, passionnant, à l’intersection des rêves et des pratiques du mouvement social et de la gestion économique. »

 

Une perspective transnationale

Les travaux de Frank Georgi le mènent en 2010 à s’intéresser à la dimension internationale du concept d’autogestion. « Je me suis rendu compte que dès que le sujet était mentionné en France, il était très souvent associé à sa mise en application à l’étranger. » L’utopie est donc transnationale. Elle s’est en effet répandue dans les pays capitalistes occidentaux, dans ceux situés derrière le rideau de fer, mais aussi dans le Tiers monde (que l’on nomme aujourd’hui pays du sud). D’ailleurs, la Yougoslavie de Tito est l’un des premiers pays à être attiré par ce système et à constituer un modèle fort auquel la CFDT se réfère. Stalinien jusqu’en 1948, c’est le premier territoire à rompre avec le stalinisme et à tenter de développer une forme de communisme inédit s’inspirant de l’autogestion. « Il est très surprenant et intéressant d’étudier comment un syndicat de culture chrétienne s’imagine être en phase avec un régime de culture marxiste. » Le professeur développe son analyse en 2018 dans l’ouvrage L’Autogestion en chantier. Les gauches françaises et le « modèle » yougoslave, 1948-1981.

 

La démocratie au travail

Frank Georgi s’intéresse aussi à la démocratie au travail en Europe depuis 1945. En 2021, il lance, en collaboration avec l'université de la Ruhr à Bochum et avec le centre franco-allemand Marc Bloch de Berlin, le projet d’étude EURO-DEM. Ce projet est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et son équivalent allemand, la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). « Nous nous intéressons à des types de participation démocratique des salariés à la gouvernance de l’entreprise, comme la circulation internationale du modèle autogestionnaire franco-yougoslave et du modèle allemand de la codétermination. » Un grand colloque réunissant de multiples expertes et experts issus de domaines variés comme la philosophie, la sociologie, l’économie et l’histoire est prévu à l’Université d’Évry à l’automne 2023.

 

La Graduate School Humanités - sciences du patrimoine de l’Université Paris-Saclay

Depuis 2020, Frank Georgi est directeur-adjoint Formation de la Graduate School Humanités - sciences du patrimoine de l’Université Paris-Saclay. Elle compte sept mentions de master, 160 enseignantes et enseignants, une centaine de doctorantes et doctorants, 600 étudiantes et étudiants, et une douzaine de laboratoires. Les formations y sont très éclectiques : archives, design, histoire, lettres, langues et civilisations étrangères, culture et patrimoine, musicologie, etc. « Notre rôle est de contribuer à créer du commun à partir de ces multiples disciplines sans gommer leurs spécificités, et de faciliter l’immersion des étudiantes et étudiants dans le monde de la recherche. » La Graduate School a par exemple lancé la semaine intensive, une formation transdisciplinaire de haut niveau pour les étudiantes et étudiants de master et comportant une aide financière pour leurs déplacements sur terrain ou pour la diffusion de leurs communications scientifiques à l’étranger.