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FUNGADAPT, ArTIFICE : lire dans les fromages pour mieux comprendre les mécanismes évolutifs

Recherche Article publié le 11 septembre 2023 , mis à jour le 11 septembre 2023

L’évolution est-elle répétable ou simplement le fruit du hasard ? Voilà une question qui taraude les scientifiques depuis plusieurs siècles. Jeanne Ropars, chercheuse au laboratoire Écologie, systématique et évolution (ESE - Univ. Paris-Saclay, CNRS, AgroParisTech), tente de s’approcher de la réponse en étudiant de nouveaux modèles, les champignons du fromage.

Les amateurs de fromage les connaissent sûrement. Mais savent-ils pour autant que les Penicillium, ce genre de champignons présents sur les fromages à pâte molle ou persillée, constituent également un formidable sujet d’étude ?

C’est au cours de sa thèse que Jeanne Ropars, chercheuse au sein du laboratoire ESE, commence à s’intéresser à ces moisissures comestibles. Elle en séquence les premiers génomes et s’interroge alors sur leur évolution : ces champignons sont-ils adaptés à leur milieu et ont-ils évolué de manière parallèle ? Cette problématique se retrouve aujourd’hui au cœur de deux projets de recherche démarrés en 2020, financés par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et portés par la chercheuse.

Le premier projet, FUNGADAPT, vise à retracer l’histoire de la domestication et des mécanismes d’adaptation des Penicillium présents sur les fromages (P. camemberti et P. roqueforti) et les charcuteries (P. nalgiovense et P. salamii). « La domestication est un bon modèle pour étudier l’évolution car elle résulte d’une sélection forte et récente sur des caractères connus », précise Jeanne Ropars.

Le projet ArTIFICE, quant à lui, est dédié́ à l’étude de l’adaptation du champignon Geotrichum candidum au fromage. Une meilleure connaissance de cette espèce et de son histoire évolutive est la clé pour déterminer si l’adaptation de lignées phylogénétiquement différentes à un même milieu (ici le fromage) s’est faite de la même manière.

 

Des différenciations phénotypiques et génétiques

Dans le cadre de ces projets, Jeanne Ropars et son équipe ont collecté, isolé puis séquencé des souches issues de croûtes de fromage, mais aussi d’autres environnements. L’objectif : comparer leurs génomes et tester si les souches du fromage ont développé des caractères bénéfiques pour la production de fromage par rapport aux souches sauvages. « Pour dire qu’une population est adaptée à un milieu particulier, il faut qu’il y ait à la fois une différenciation génétique (qui concerne les gènes) mais également phénotypique (c’est-à-dire observable sur l’organisme) par rapport à la population sauvage apparentée », explique la chercheuse.

Résultat : les souches du fromage des différentes espèces étudiées sont bien différenciées des souches sauvages, aux niveaux génétique et phénotypique. Ces lignées domestiquées, qui ont pourtant divergé il y a des millions d’années, présentent des convergences phénotypiques importantes par rapport à leurs apparentés sauvages. Les Penicillium du fromage, du saucisson et les souches de Geotrichum du fromage développent notamment des colonies plus blanches que leurs apparentés sauvages.

Jeanne Ropars et son équipe ont également mis en évidence que les Penicillium du fromage poussent plus vite sur le milieu fromage que sur d’autres milieux, produisent plus d’arômes et sont de meilleurs inhibiteurs de contaminants. Les souches du fromage produisent également moins de mycotoxines - potentiellement toxiques pour l’humain - que leurs apparentés sauvages. L’équipe a également mis en évidence des transferts horizontaux entre les Penicillium du fromage expliquant ces adaptations convergentes.

Si une différenciation génétique entre souches sauvages et souches domestiquées semble indéniable pour le fromage, la situation est plus étonnante pour P. nalgiovense et P. salamii, les champignons du saucisson. En effet, malgré́ des différences phénotypiques importantes observées entre les souches sauvages et celles du saucisson, aucune différenciation notable n’a pu être détectée au niveau génétique.

 

Une dégénérescence alarmante des champignons du fromage

Au-delà̀ des nouvelles connaissances sur les mécanismes évolutifs des champignons, les résultats des études de Jeanne Ropars et de ses collègues jettent une nouvelle lumière sur l’agro-industrie. En effet, la principale conséquence d’une sélection et domestication rapide des champignons est une perte drastique de diversité́ dans les populations de champignons du fromage. « Pour le camembert par exemple, seule une unique souche, P. camemberti, est autorisée aujourd’hui par le cahier des charges de l’appellation d’origine protégée (AOP), déplore Jeanne Ropars. Cette souche est donc clonée continuellement et inoculée dans le lait par tous les fabricants de camembert depuis plus de cent ans. »

Le problème de cette reproduction asexuée : cette population de champignons, soumise à des mutations aléatoires et parfois délétères, est incapable de retrouver les caractères perdus sans l’apport d’un nouveau matériel génétique. En d’autres termes, ce clonage répété́ conduit à une dégénérescence qui mène à terme à l’extinction de l’espèce. « Aujourd’hui, P. camemberti n’est déjà̀ plus capable de reproduction sexuée, s’inquiète la chercheuse. Il est important de préserver la diversité́ génétique de ce champignon pour éviter que le camembert ne disparaisse ! »

 

Retrouver la diversité́ perdue

Comment réintégrer la diversité génétique dans les champignons utilisés pour le camembert ? Parmi les pistes envisagées par Jeanne Ropars, utiliser des souches d’une espèce proche de P. camemberti, aussi domestiquée et adaptée au fromage, semble prometteuse. « P. biforme, l’espèce la plus proche de P. camemberti, conviendrait. Elle est naturellement présente dans le lait cru et est ainsi déjà retrouvée sur de nombreux fromages à croûte naturelle », explique la chercheuse.

Cette espèce montre une diversité génétique et phénotypique importante, avec des souches blanches et cotonneuses proches de l’aspect de P. camemberti, mais également des souches plus bleutées. « Son utilisation impliquerait de se défaire de l’image bien blanche et cotonneuse de nos camemberts, ajoute la chercheuse. Il faudra accepter qu’ils puissent être tous différents, plus ou moins blancs, plus ou moins cotonneux. »

 

Anticiper la dégénérescence    

Geotrichum candidum, une espèce également naturellement présente dans le lait cru, affiche quant à elle une grande diversité́ génétique et phénotypique. Au cours du projet ArTIFICE, Jeanne Ropars a mis en évidence que les souches du fromage sont différenciées des souches sauvages, et qu’il y a au moins trois populations distinctes spécifiques du fromage. Parmi elles, l’une présente un aspect blanc et cotonneux, très apprécié́ des industriels. « Cette population en particulier est soumise à une sélection beaucoup plus forte et la diversité́ est moins importante que pour les deux autres, alerte la chercheuse. Nos études montrent que l’on est en train de reproduire le même scénario que pour P. camemberti ! »

Jeanne Ropars travaille aujourd’hui en étroite collaboration avec des fromagers locaux. Son but : échantillonner des souches locales et explorer la diversité génétique et phénotypique des champignons du fromage. En suivant le modèle de l’AOP Roquefort, les fromagers auraient alors la possibilité d’utiliser des souches locales dans le lait, et non une même souche unique sélectionnée et clonée continuellement.

Le message des projets FUNGADAPT et ArTIFICE est clair : une sélection génétique trop forte et une standardisation des produits agroalimentaires risque d’éliminer certains aliments du quotidien. « C’est comme pour les plantes cultivées ou les animaux domestiqués : si l’on perd toute la diversité́ génétique, plus rien ne pourra évoluer et survivre. La diversité́, c’est la base de la vie ! », conclut Jeanne Ropars.

 

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