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Jacqueline Cherfils : des interrupteurs moléculaires aux médicaments

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 04 octobre 2023 , mis à jour le 19 octobre 2023

Jacqueline Cherfils est directrice de recherche CNRS au Laboratoire de biologie et pharmacologie appliquée (LBPA – Univ. Paris-Saclay, CNRS, ENS Paris-Saclay), où elle dirige l’équipe Biologie structurale des petites GTPases. Elle consacre depuis plus de 25 ans ses recherches à ces protéines essentielles aux cellules humaines, avec des succès majeurs dans la compréhension de leurs mécanismes naturels et leur utilisation à des fins thérapeutiques.

« Ma motivation au quotidien ? Répondre à des questions de biologie fondamentale pour soigner, à terme, de graves pathologies, résume Jacqueline Cherfils, qui traque inlassablement, à l’échelle moléculaire, le fonctionnement des GTPases grâce à des techniques innovantes. C’est une grande famille de protéines (classées en cinq sous-familles principales : RAS, RAB, RHO, RAN et ARF) qui contrôle le bon déroulement de la plupart des grandes fonctions physiologiques de nos cellules. Chacune d’elle a un rôle précis », développe la chercheuse. Or certaines d’entre elles sont impliquées dans des maladies graves telles que des cancers, une insuffisance cardiaque, des maladies rares ou des infections. « Comprendre le fonctionnement des GTPases est donc essentiel pour imaginer des médicaments qui cibleront efficacement celles défectueuses. » 

 

Des protéines en mode ON/OFF

Pour ses recherches, Jacqueline Cherfils utilise la biologie structurale intégrative, une combinaison de méthodes de biochime, biophysique et biologie structurale, notamment la cristallographie qui consiste à faire pousser de minuscules cristaux de protéines étudiés à l’aide de rayons X grâce au rayonnement synchrotron. En 1996, elle décrit une des premières structures d’une petite GTPase passant de l’état inactif (OFF) à l’état actif (ON), et peu après, la première structure d’une protéine activatrice de GTPase. « Les petites GTPases agissent comme des interrupteurs, avec un mode OFF et un mode ON. Pour passer en mode ON, il leur faut un "activateur", une autre protéine régulatrice sans laquelle il ne se passe rien. » 

 

Comme du scotch double-face

Grâce à ces premiers succès scientifiques, Jacqueline Cherfils obtient des financements pour monter une équipe et acheter du matériel. À partir de la fin des années 90, elle s’intéresse particulièrement aux GTPases de la famille ARF, apparentées à l’oncogène RAS. « Lorsque RAS porte certaines mutations, il reste en position ON, les cellules forment des tumeurs ce qui conduit à de nombreux cancers. C’est pourquoi il est tellement important de découvrir comment on peut bloquer les GTPases. » Or les GTPases ARF ont un inhibiteur naturel très prisé en biologie cellulaire, la bréfeldine A, le seul inhibiteur de GTPases connu à l’époque. En 2003, la biologiste et son équipe découvrent que cet inhibiteur fonctionne de façon étonnante, totalement contre-intuitive. « Nos GTPases ont besoin d’activateurs auxquels elles se fixent pour passer à l’état actif. Or, au lieu d’empêcher cette fixation, la bréfeldine capture la GTPase et son activateur comme du scotch double-face, un mécanisme d’inhibition complétement inédit à l’intérieur des cellules. » Cette découverte acte un grand bond en avant en biologie et marque la carrière de Jacqueline Cherfils. « Nous n’avions encore jamais imaginé qu’une petite molécule pouvait interférer avec des protéines de cette façon-là, ce qui a ouvert des horizons totalement nouveaux pour la découverte de médicaments. » 

 

Le rôle des membranes cellulaires

Depuis, la biologiste travaille à établir un « mode d’emploi » des mécanismes biochimiques des GTPases. En collaboration avec Rodolphe Fischmeister et le Labex LERMIT, elle vient de découvrir le rôle essentiel des membranes lipidiques des cellules dans le système d’activation de la GTPase RAP. Cela a une conséquence inattendue : « la membrane est également essentielle pour bloquer ce système par un inhibiteur très prometteur dans l’insuffisance cardiaque, ce qui fait naître de grands espoirs pour une thérapie ». 

La compréhension des causes moléculaires des maladies et sa valorisation thérapeutique expliquent les nombreux financements dont bénéficient les recherches de Jacqueline Cherfils : contrats de l’Agence nationale de la recherche (ANR), programmes de recherche de la Fondation pour la recherche sur le cancer (ARC), de la Fondation pour la recherche médicale (FRM) et de l’Institut national du cancer (INCa), sans oublier le prestigieux Human Frontiers Sciences Program (HFSP). Pour autant, la chercheuse préfère l’aspect fondamental de ses recherches : « mon métier est avant tout de produire des idées originales, en sortant des sentiers battus ».  En cela, l’Université Paris-Saclay lui parait favorable à l’éclosion d’un bon équilibre entre recherche fondamentale et valorisation industrielle. 

 

Des mathématiques à la biologie 

Loin d’imaginer qu’elle ferait un jour carrière dans la recherche, Jacqueline Cherfils se tourne d’abord vers les mathématiques, une discipline dans laquelle elle excelle durant ses études secondaires. Après une classe préparatoire, elle rejoint l’Université d’Aix-Marseille, où elle découvre une créativité et une ouverture d’esprit qui la motivent. Après son master 2, Jacqueline Cherfils doit trouver un travail. Elle met ses compétences de mathématicienne au service de la modélisation en biologie. Après une première expérience en tomographie des tumeurs à l’Institut Gustave Roussy, elle occupe un emploi d’ingénieure chez Dassault Aviation, avant de rejoindre le laboratoire de biophysique d’Orsay au début des années 80. « J’avais beaucoup d’énergie à imaginer la biologie autrement ! » Pendant une petite dizaine d’années, Jacqueline Cherfils modélise des protéines. Elle soutient sa thèse en 1987 et part quelques mois en post-doctorat à Harvard dans le laboratoire de William Lipscomb, lauréat du prix Nobel de chimie en 1976. Elle devient chargée de recherche CNRS dans son laboratoire d’origine trois ans après sa soutenance de thèse. De retour en France, elle voit son laboratoire déménager à Gif-sur-Yvette en 1992 pour devenir le laboratoire d’enzymologie et de biochimie structurales. C’est là qu’elle s’écarte de la seule théorie pour se lancer dans la biochimie structurale expérimentale et crée son équipe en 1997. Obtenant son Habilitation à diriger des recherches (HDR) en 1998, elle devient directrice de recherche CNRS et prend la direction du laboratoire de 2005 à 2014. Elle rejoint ensuite le Laboratoire de biologie et pharmacologie appliquée en 2015.

 

Une carrière flamboyante

Jacqueline Cherfils a été présidente l’Association de cristallographie (2010-2013), qui lui a également ouvert les portes d’autres sociétés savantes européennes et internationales. Élue en 2021 membre de l’European Molecular Biology Organization (EMBO), distinguée de l’Ordre du mérite en 2016, professeure invitée au Miller Institue de Berkeley la même année, lauréate en 2019 du Grand Prix en chimie et sciences du vivant Émile Jungfleisch de l'Académie des sciences, Jacqueline Cherfils fait état d’un travail de multiples fois récompensé. Mais c’est sans doute de sa dernière distinction, son portrait Femmes en têtes 2023 par le Collège des sociétés savantes académiques de France, qui récompense les femmes aux belles carrières scientifiques, dont elle est la plus fière. « Le monde de la recherche est encore très dur à l’égard des femmes », conclut la chercheuse. C’est pourquoi elle conseille aux jeunes chercheuses « de croire en elles », et aux jeunes chercheurs « d’oser être féministes ».

 

Jacqueline Cherfils