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Jean-Michel Bismut : La géométrisation des probabilités

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 07 octobre 2021 , mis à jour le 15 octobre 2021

Jean-Michel Bismut est mathématicien, professeur émérite à l’Université Paris-Saclay et chercheur au Laboratoire de mathématiques d'Orsay (LMO - Université Paris-Saclay, CNRS). Membre de l’Académie des sciences et de plusieurs académies étrangères, il est connu internationalement pour être à l’origine de théories remarquables dans différents domaines des mathématiques. Il a également récemment reçu le prestigieux prix Shaw 2021 en sciences mathématiques.

Jean-Michel Bismut sort diplômé de l'École polytechnique en 1970 et de l'École nationale supérieure des mines de Paris en 1973. Il obtient également la même année un doctorat de mathématiques de l’Université Pierre et Marie Curie (aujourd’hui Sorbonne Université). Il travaille d’abord comme ingénieur du corps des mines à Marseille. Cette « expérience du réel », comme il la décrit, lui procure dix fois plus d’énergie pour devenir chercheur, sa véritable vocation. Il est maître de conférences à l'École polytechnique (1975-1987) puis professeur à l'Université Paris-Sud au département de mathématiques d'Orsay qu’il rejoint en 1976. « Ce laboratoire a joué un rôle essentiel pour les mathématiques en France et dans le monde. Pour moi, il a constitué un endroit extraordinaire pour me former ». Le chercheur a été particulièrement marqué par John Coates, un mathématicien australien (aujourd’hui à Cambridge), qui a dirigé le laboratoire de 1978 à 1984.

Jean-Michel Bismut commence son œuvre scientifique par des mathématiques appliquées puis se dirige vers les mathématiques pures. Il consacre sa thèse à la théorie des probabilités (en optimisation stochastique) dont il constate aujourd’hui qu’elle est au « centre des recherches en mathématiques ». Le chercheur s’intéresse en particulier aux interactions entre les probabilités et la géométrie. Cette dernière étudie les rapports entre objets « flasques » et objets « rigides » : la question est de savoir comment une structure molle peut porter une structure rigide. Et inversement : que révèle sa rigidité de sa topologie ? « Un chemin aléatoire révèle la géométrie sous-jacente d'une autre manière qu'un chemin déterministe, explique Jean-Michel Bismut. La géométrisation des probabilités est donc la tentative d’adapter l’appareil conceptuel des probabilités pour comprendre la géométrie. »

 

Le théorème de l'indice d'Atiyah-Singer

La méthode est là, encore faut-il la mettre en œuvre. « C’est comme si nous avions des outils pour faire des trous, précise Jean-Michel Bismut, mais sans savoir pourquoi on les fait. » Il s'inspire de l'œuvre d’autres mathématiciens, dont Paul Malliavin. Et c’est lors d’une conférence de Michael Atiyah, en 1982, que le déclic se fait. « Il parlait de probabilités sans le dire et surtout il décrivait un mécanisme algébrique insoupçonnable au sein de la théorie des probabilités. J’avais l’impression de posséder une pierre de Rosette, me permettant d'utiliser les secrets d'une langue pour passer à l'autre. L’inconvénient était de devoir apprendre de nouvelles langues très rapidement. » Alors le mathématicien travaille obstinément, parfois « douloureusement », à créer ce pont entre deux ou plusieurs langues, avec l’idée qu’une fois créé, il s’en servirait pour d’autres recherches.

Sa collaboration avec d’autres mathématiciens, notamment les géomètres algébristes français Christophe Soulé et britannique Henri Gillet, est déterminante. Ensemble, ils se lancent dans la résolution d’un problème qui relie l’analyse et la théorie des nombres. « Nous avons associé nos connaissances et nos ignorances, formant un attelage tirant à hue et à dia, et d'une grande efficacité. »

 

Un problème en cache un autre 

Ces deux chercheurs communiquent à Jean-Michel Bismut une série formelle, obtenue par un calcul explicite sur ordinateur à partir de cas particuliers. Ils conjecturent qu'elle doit apparaître dans la solution générale d'un problème d'analyse bien défini. « Nous étions face à un sujet techniquement très différent de ceux que nous avions traités auparavant : Christophe Soulé et Henri Gillet ne pouvaient m’aider car il s’agissait d’utiliser des méthodes d’inégalités pour arriver à démontrer des égalités. » Pendant plusieurs mois, Jean-Michel Bismut rédige des centaines de pages de stratégie dans un formalisme combinant intégrale fonctionnelle et géométrie. Il parvient finalement à une fonction étrange, dont un soir, épuisé, il communique la forme à Christophe Soulé au téléphone afin qu'il vérifie si la série inconnue sort de ce calcul. « Sans cela, je renonce aux mathématiques », annonce-t-il. Le lendemain, Christophe Soulé lui confirme que c'est bien le cas pour le premier terme de la série. « Ce fut un moment extraordinaire : j’ai repris le calcul et tous les termes étaient là ! Nous possédions enfin une clef. Paradoxalement, il restait à construire la porte qu'elle ouvrirait et la maison sur laquelle donnerait la porte. » Durant deux ans, avec le mathématicien Gilles Lebeau, il travaille avec acharnement pour finalement démontrer le résultat cherché.

 

Le laplacien hypoelliptique géométrique

Lors de la canicule de 2003, le mathématicien décide de travailler sur deux objets, simples en apparence, qu’il pressent pouvoir faire communiquer. « Je me suis dit que si on pouvait donner un sens à ces calculs insensés, on obtiendrait des résultats imprévus ». Jean-Michel Bismut construit avec persévérance cet objet, le laplacien hypoelliptique géométrique, dans une publication de 2005. Il collabore à nouveau avec Gilles Lebeau pour en établir les propriétés d'analyse et pour démontrer le résultat conjecturé : un ouvrage paraît en 2008.

Toujours en 2008, Jean-Michel Bismut vient à bout d'un problème qu'il a donné à un étudiant comme sujet de thèse, sans que celui-ci parvienne à le résoudre. « Il s’agissait de comprendre un résultat de théorie des groupes d’une autre manière, grâce à la théorie du laplacien hypoelliptique, raconte le mathématicien. J’ai trouvé la solution grâce à une approche probabiliste et géométrique, puis j’ai pensé tout de suite à exporter la solution dans un contexte géométrique très différent. » Il consulte François Labourie, un autre mathématicien du LMO, qui a l'intuition qu'il vaut mieux tout recommencer. « J’ai dû patiemment tout apprendre de la géométrie des espaces symétriques », explique Jean-Michel Bismut. Il parvient à mettre au point une nouvelle application du laplacien hypoelliptique avec la collaboration de Laurent Clozel, spécialiste de la théorie des groupes, et du probabiliste Yves Lejan. « J’ai réussi à prouver que la « clef » en ma possession depuis 30 ans fonctionnait sur plusieurs portes à la fois. Bien que la méthode soit inhabituelle, je sais aujourd’hui qu’il existe d’autres portes que je peux ouvrir. »

 

Obstinément mathématicien

« En mathématiques, il ne suffit pas de trouver, il faut aussi être compris, affirme Jean-Michel Bismut. Nous utilisons des outils difficiles et devons être d'une honnêteté absolue avec nous-mêmes. » Le mathématicien avoue avoir été plusieurs fois à la limite de l’épuisement. « Une fois l’objectif atteint, la nuit se fait en vous. Plongé pendant longtemps dans la résolution d’un problème, vous relevez soudain la tête en vous demandant quoi faire ensuite. Il s'agit d'une course permanente entre soi et soi. » 

Juste après avoir été élu membre étranger de l'Académie nationale des sciences des États-Unis, Jean-Michel Bismut reçoit en 2021 le prix Shaw conjointement avec son collègue et ami Jeff Cheeger, professeur à l'université de New York. Aujourd’hui, il porte un regard admiratif sur ses jeunes collègues. « Ils attaquent des problèmes qui existent depuis cent ans avec une telle audace ! », s’enthousiasme le chercheur.


 

Jean-Michel Bismut a également été visiteur à l'Institute for Advanced Study de Princeton (New Jersey, 1984) et à l'IHES (1987-1988). En 1990, il a reçu le prix Ampère de l'Académie des sciences. Il a été élu membre de l'Académie des sciences en 1991, de l’Academia Europaea en 1998, de la Deutsche Akademie Leopoldina (Allemagne) en 2004 et de l'Académie des sciences des États-Unis en 2021. Il a été nommé professeur à l'Institut universitaire de France de 1992 à 2002 et a bénéficié d'un contrat européen ERC senior de 2012 à 2017.