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La spintronique séduit l’intelligence artificielle

Innovation Article publié le 09 février 2023 , mis à jour le 09 février 2023

Appartenant au domaine de l'intelligence artificielle, les réseaux de neurones artificiels sont des systèmes informatiques capables de résoudre des problèmes complexes et dont le fonctionnement s’inspire du cerveau humain. Leurs aptitudes, acquises par des méthodes d’apprentissage automatique, sont aujourd'hui utilisées pour mettre en place la reconnaissance faciale, développer la voiture autonome ou encore faire fonctionner les réseaux sociaux. Toutefois, comme il est difficile pour ces systèmes d’apprendre efficacement de nouvelles compétences, les scientifiques comptent sur la spintronique (ou électronique de spin) pour libérer leurs capacités. Cette technologie, qui révolutionne le système binaire utilisé dans les ordinateurs, exploite la charge électrique des électrons et une propriété quantique appelée spin.

Reconnaître un visage fait partie des tâches élémentaires qu’un être humain est capable d’accomplir. Irréalisable par un ordinateur il y a une cinquantaine d’années, cette tâche lui est désormais accessible grâce au développement de l’intelligence artificielle (IA). À l’origine de cette évolution : les réseaux de neurones artificiels. Ces algorithmes d’un genre particulier imitent le fonctionnement du cerveau afin de venir à bout de problèmes complexes. « Le cerveau humain a servi de source d'inspiration, rappellent Liza Herrera Diez, chercheuse spécialiste de la spintronique, et Damien Querlioz, chercheur en intelligence artificielle au Centre de nanosciences et de nanotechnologies (C2N - Univ. Paris-Saclay, CNRS, Univ. Paris Cité). Nous avons transposé la façon de calculer du cerveau dans des composants électroniques, pour qu'ils fonctionnent de manière similaire. »

 

Les oublis catastrophiques de l'IA

Cependant, cette copie artificielle n'est pas encore parfaite. « Toutes les intelligences artificielles actuelles présentent la même limitation : il leur faut tout apprendre d'un seul coup. À chaque nouvel apprentissage, elles oublient quasiment instantanément ce qu'elles savaient faire auparavant. Sur ce point-là, elles sont très éloignées du cerveau humain qui assimile des informations tout au long de sa vie », explique Damien Querlioz. Les deux scientifiques du C2N collaborent depuis des années pour mettre au point le calcul neuromorphique, c’est-à-dire réaliser des traitements informatiques à la manière du cerveau humain, et développer des synapses artificielles plus performantes. Liza Herrera Diez ajoute : « Nous voulons trouver une solution pour contrecarrer ce phénomène, appelé l’oubli catastrophique. Ainsi, une IA formée à reconnaître des images de chats, améliorée pour devenir capable d’identifier les images de chiens, n’oublierait pas sa première compétence. Cela diminuerait les volumes de données nécessaires à l'apprentissage. »

L’oubli catastrophique freine le développement d’outils exploitant les réseaux de neurones. « Une des applications futures les plus enthousiasmantes de l'IA est la conception de dispositifs médicaux connectés, par exemple pour aider une personne diabétique à ajuster son niveau d'insuline », prédit Damien Querlioz. Pour cela, l'IA suivra le patient ou la patiente pendant des années et apprendra en continu pour s'adapter aux évolutions de son profil médical. Elle sera bientôt en état de le faire grâce aux innovations en spintronique développées au C2N. 

 

Des mini toupies qui ne cessent de tourner 

La spintronique, discipline apparue dans la seconde moitié du XXe siècle, s’intéresse à une caractéristique quantique des électrons nommée le spin. L'analogie développée par les physiciens et physiciennes pour expliquer cette propriété observable à une échelle plus petite que celle d’un atome est d'imaginer les électrons comme des toupies qui tournent sur elles-mêmes. Le spin est alors une manière de caractériser ce mouvement, qui, pour un électron, ne peut prendre que deux orientations, soit vers le haut, soit vers le bas. 

Cette propriété quantique a trouvé une application pratique dans notre quotidien. Un ordinateur moderne est constitué de composants électroniques majoritairement formés de matériaux semi-conducteurs, mais aussi de composants exploitant les propriétés magnétiques du spin tels que les têtes de lecture de disques durs.

Dans un ordinateur, l’information est stockée, traitée et transmise sous forme de code binaire, une succession de 0 et de 1. Ce langage codé est adapté aux signaux électriques qui sont à l’origine de l’activité des ordinateurs. À la manière de messages lumineux envoyés grâce à une lampe torche, il ne peut y avoir que deux états d’information : la lampe est éteinte (0) ou allumée (1).

 

Bienvenue dans la spintronique valley

Les fabricants se sont rapidement heurtés aux capacités de stockage limitées des systèmes électroniques. Pour y remédier, la spintronique, apparue en informatique en 1997, exploite la découverte de la magnétorésistance géante moins de dix ans auparavant. Grâce à l’introduction de couches métalliques épaisses de quelques nanomètres dans les têtes de lecture des disques durs, on parvient à écrire le langage binaire de façon magnétique et non plus électronique. En appliquant un courant électrique ou un champ magnétique, on force l'orientation des spins des électrons vers le haut ou vers le bas, ce qui crée une alternance de 0 et de 1. « Les nouveaux types de dispositifs développés par la spintronique ont une composition physico-chimique inédite. Nous voulons nous en servir pour développer de nouvelles fonctionnalités encore plus puissantes », explique Liza Herrera Diez.


Actuellement, les appareils de stockage génèrent un courant électrique ou un champ magnétique pour modifier le spin des électrons. La chercheuse étudie une technique basée sur des champs électriques. Plutôt que d'agir directement sur la nanocouche de métal ferromagnétique, elle y adjoint une couche d'oxydes riches en ions. Lorsqu'elle y applique une tension électrique, les ions de la couche d’oxydes se dirigent jusqu'à la couche métallique, dont ils modifient les propriétés magnétiques. « Cela consomme moins d'énergie qu'en agissant directement sur le matériau métallique. Et par opposition à un effet de charge volatile, la magnéto-ionique est permanente, car les ions déplacés ne reviennent pas spontanément à leur position initiale. »

 

Amener de la nuance dans le binaire

Les nouvelles propriétés apportées par les ions amènent une perspective très intéressante pour l'IA : de la nuance. Et si les systèmes informatiques n'alternaient plus simplement entre deux états binaires, mais incorporaient aussi des états cachés ? Damien Querlioz a démontré de manière théorique que l'introduction de nuances, tels que des 0+, des 1- ou des 1+++, résoudrait les problèmes d'apprentissage des IA. Les travaux de Liza Herrera Diez sur la spintronique offrent la possibilité d'intégrer cette capacité abstraite dans des réseaux concrets de neurones artificiels. En effet, au moment du stockage d'une nouvelle information dans le dispositif spintronique, il se produit des changements dans le code binaire : des 0 deviennent des 1, et inversement. Les échanges d'ions entre la couche d’oxydes et la couche métallique freinent ou accélèrent cette modification. Ces variations produisent alors des états binaires cachés et apportent de la nuance, cette faculté tant recherchée. « Nous allons créer un démonstrateur pour montrer qu'une application pratique est possible », annoncent les deux scientifiques du C2N.

 

L'interdisciplinarité permet la valorisation

Pour développer ce démonstrateur, l'équipe mise sur le projet européen METASPIN, lauréat d’un financement du Conseil européen de l’innovation (EIC Pathfinder) en mai 2022 pour quatre ans. Ce projet compte huit partenaires, dont des laboratoires de recherche spécialisés en chimie de l'oxydation et en sciences cognitives computationnelles, un industriel allemand concevant des matériaux magnétiques, ainsi que deux start-up françaises, Spin-Ion Technologies, issue du C2N, et HawAI.tech, qui étudient respectivement la spintronique et l'IA. Les scientifiques expliquent : « Le C2N conçoit des algorithmes et des nanodispositifs, mais ce projet requiert d'autres compétences interdisciplinaires : il faut caractériser l'oxydation à l'interface et dans le matériau ferromagnétique, concevoir des logiciels pour l'IA, penser à la prochaine génération de dispositifs grâce à l'étude des matériaux anti-ferreux... » C’est pourquoi l'équipe du C2N envisage d’accueillir, en lien avec ce projet, des étudiantes et étudiants en thèse et des chercheurs et chercheuses en post-doctorat.

Bientôt, de nouvelles synapses artificielles viendront peut-être remédier aux crises d'amnésie des intelligences artificielles.

 

Références :