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Le neutrino : vers la physique et au-delà

Recherche Article publié le 12 août 2021

(Cet article est issu de L'Édition n°16)

À la faveur d’expériences de grande envergure, les physiciens et les physiciennes de l’Université Paris-Saclay s’appliquent à lever les mystères qui entourent le neutrino et se projettent vers un nouveau modèle de physique des particules. 

Élaboré au milieu des années 1970 et enrichi depuis, le modèle standard est la pièce maîtresse utilisée en physique des particules pour expliquer les phénomènes observables à cette échelle et comprendre la structure de la matière. S’appuyant sur des découvertes opérées depuis plus d’une centaine d’années, ce modèle théorique organise et décrit les briques élémentaires (fermions) qui constituent la matière, et les modes d’interaction fondamentale qui les gouvernent. Il distingue douze fermions - six quarks et six leptons et leurs antiparticules de même masse mais de charge opposée –, répartis en trois familles, et des bosons qui orchestrent trois des quatre forces fondamentales de l’Univers – forte, faible et électromagnétique.

Si la majorité des résultats expérimentaux coïncide toujours avec ses principes théoriques, certaines imperfections se font patentes. Et depuis plusieurs années, les chercheurs et les chercheuses se sont lancées à la poursuite d’une nouvelle physique, au-delà du modèle standard. Dans leur quête, ils s’intéressent au neutrino, un lepton élémentaire encore très énigmatique mais dont la connaissance améliorée promet de révolutionner la perception de l’Univers. 

De charge neutre et d’une masse au moins 465 000 fois inférieure à celle de l’électron, le neutrino fascine par sa singularité fantomatique : il interagit très peu avec la matière, un million de milliards de fois moins que l’électron, et uniquement par la force faible. Ce qui explique qu’il soit longtemps resté sous les radars. Générés massivement au coeur du Soleil, lors de cataclysmes cosmiques ou par les rayons cosmiques de l’atmosphère, les neutrinos voyagent sans faire de vague et chaque seconde, 65 milliards d’entre eux traversent chaque cm2 de la Terre et ses habitants, tel un passe-muraille. 

 

Des neutrinos aux trois saveurs

Envisagée dès 1930 par les physiciens Wolfgang Pauli et James Chadwick, leur existence est prouvée en 1956 par les Américains Frederick Reines et Clyde Cowan qui pour la première fois les observent dans le rayonnement émis par un réacteur nucléaire : lors de la fission nucléaire, un noyau d’uranium se casse en deux plus petits noyaux, instables, qui retournent à la stabilité par l’émission de photons – c’est la radioactivité gamma – ou d’électrons et de neutrinos – c’est la désintégration bêta (β) avec émission de neutrinos. « Il s’agit ici d’antineutrinos, les antiparticules des neutrinos, de type, ou saveur, électronique car émis avec leur lepton partenaire, l’électron », explique Matthieu Vivier, chercheur au Département de physique des particules (DPhP – Univ. Paris-Saclay, CEA) de l’Institut de recherche sur les lois fondamentales de l’Univers (Irfu). 

Avec les protons et les neutrons – des trios de quarks up et down – et les électrons, les neutrinos électroniques constituent la première famille de fermions. En 1962, puis en 2001, des observations expérimentales révèlent deux autres saveurs de neutrinos qui viennent enrichir deux autres familles de fermions : le neutrino muonique, compagnon du muon, et le neutrino tauique, celui du tau. Une saveur de neutrino correspond en fait à une superposition de trois états de masse notés 1, 2 et 3. 

Mais plus étonnant, le neutrino est capable de changer de saveur au cours de sa propagation. Un phénomène appelé oscillation des neutrinos et qui « repose sur la hiérarchie des états de masse, qui ne se propagent pas à la même vitesse, et sur les angles de mélange Θ12, Θ23, Θ13, qui gouvernent la probabilité d’un neutrino de changer de saveur », détaille Fabien Cavalier, chercheur au Laboratoire de physique des deux infinis – Irène Joliot-Curie (IJCLab – Univ. Paris-Saclay, CNRS, Univ. de Paris). Cette oscillation est le point de mire de nombreuses expériences internationales. 

 

L’oscillation sous l’angle des réacteurs

Pour son étude, les réacteurs nucléaires constituent un médium de choix. Le taux de fission y est tel qu’un réacteur produit chaque seconde entre 1020 et 1021 antineutrinos électroniques. De quoi espérer « quelques » interactions avec la matière environnante. Pour les détecter, les scientifiques font appel à la désintégration β inverse. « Il s’agit de la capture d’un antineutrino électronique par un proton. Cela produit un neutron et un positron, l’antiparticule de l’électron. Si lors de l’expérience on détecte deux signaux concomitants caractéristiques de ces deux particules, cela signe la réaction et la distingue du bruit de fond ambiant dû à la radioactivité naturelle et au rayonnement cosmique », explique Matthieu Vivier. 

C’est le principe exploité par l’expérience Double Chooz, installée dès 2006 à la centrale de Chooz dans les Ardennes (France) et qui a récemment délivrée ses derniers résultats avant son démantèlement. Double Chooz a été conçue pour mesurer précisément le mode d’oscillation associé au paramètre Θ13, qui traduit un déficit d’antineutrinos électroniques, devenus muoniques ou tauiques à une certaine distance. « Dans le cas d’antineutrinos de réacteurs, dont les énergies atteignent le MeV, ce mode d’oscillation se développe à environ 1 km », commente Matthieu Vivier qui a travaillé sur Double Chooz. Situé à 400 m du réacteur dans une cavité souterraine, un premier détecteur mesurait le nombre d’antineutrinos électroniques émis et un second détecteur, à 1 500 m, ceux encore présents plus loin. « Au final, environ 5 % des neutrinos changent de saveur. » À l’intérieur des détecteurs, des cuves transparentes remplies de liquide scintillant (une sorte d’huile minérale) riche en protons et additionné d’un composé chimique se chargeaient de récupérer le signal. « Lorsqu’un neutrino traverse le liquide, il est capturé par un des protons présents, et le neutron et le positron alors émis déposent leur énergie dans le liquide qui la réémet sous forme de lumière de scintillation », signale Matthieu Vivier. À Double Chooz, près de 400 photomultiplicateurs immergés enregistraient puis traduisaient cette lumière en signaux électroniques interprétables par les scientifiques. Ceux-ci ont réussi à mesurer l’angle de mélange Θ13 avec une précision de l’ordre de 10 % et montrer qu’il n’est pas nul. 

« Avec Double Chooz, on a également revu les calculs de prédiction des flux de neutrinos et on s’est aperçu que de précédentes expériences avaient observé, à très courte distance des réacteurs, des taux de neutrinos inférieurs aux prédictions », rapporte Matthieu Vivier. Une anomalie à l’origine d’un postulat : l’existence d’un nouveau mode d’oscillation et d’un quatrième type de neutrino dit stérile car non-réactif. Une hypothèse récemment balayée par les résultats de l’expérience STEREO menée à quelques dizaines de mètres du réacteur de l’Institut Laue Langevin à Grenoble. Fonctionnant selon le même principe que Double Chooz, le détecteur est en passe d’exclure l’existence d’un neutrino stérile, « avec un bon indice de confiance ». « Pour expliquer cette anomalie, il faudrait plutôt aller chercher du côté des modèles théoriques et vérifier s’il n’y a pas de biais de calcul dans l’estimation des flux de neutrinos émis par les réacteurs », estime Matthieu Vivier. 

 

Des détecteurs aux technologies inédites

Pour l’heure, avec ses collègues, il participe à la conception d’une nouvelle expérience, Nucleus, qui prendra place à Chooz, à 50-100 m des réacteurs. Elle a pour but d’étudier un autre processus d’interaction des neutrinos : la diffusion cohérente. Avec une probabilité d’occurrence presque mille fois plus grande que la désintégration β inverse, elle ouvrirait l’exploration de régimes d’énergie très bas, de 10 à 100 eV. « Nucleus ne fait pas appel aux mêmes techniques de détection – il n’y a pas de liquide scintillant – car les énergies en jeu sont bien trop faibles. » L’expérience utilise des détecteurs bolométriques composés de cristaux de saphir et de calcium de tungstate, refroidis par cryostat. « Lorsqu’un antineutrino tape sur un noyau du cristal, celui-ci recule sous le “ choc ” et une fraction de l’énergie est déposée dans le cristal, qui la réémet sous forme de chaleur. » L’infime augmentation de température est alors mesurée par un thermomètre ultrasensible. « Il s’agit d’un film de tungstène placé à une température de transition entre un régime normal et supraconducteur. La mesure d’une variation de tension aux bornes du thermomètre signe un dépôt d’énergie dans le détecteur. » L’équipe espère également diminuer la taille des détecteurs. Celui de Nucleus totalisera 10 g. Une vraie percée technologique. 

Toujours à Chooz, l’IJCLab prévoit d’installer un nouveau concept de détecteurs de neutrinos. Avec le projet LiquidO, développé par Anatael Cabrera et ses collègues, l’idée est de se passer de liquide scintillant transparent au profit d’un liquide scintillant opaque. « On remplit le détecteur de fibres optiques très serrées qui récupèrent les photons de lumière émis. Les premiers résultats sont très concluants et un prototypage est en cours », avance Fabien Cavalier. 

 

L’asymétrie matière/antimatière en question

Les équipes d’IJCLab et de l’Irfu sont également très impliquées dans la prochaine génération d’expériences de mesure des oscillations des neutrinos produits par accélérateur de particules : DUNE aux États-Unis et Hyper-Kamiokande, grande soeur de l’expérience T2K menée actuellement au Japon. Ces expériences s’intéressent à une autre grande faille du modèle standard : l’asymétrie matière/antimatière de l’Univers. « L’hypothèse largement répandue est que lors du Big Bang, autant de matière et d’antimatière ont été créées. Tout aurait donc dû s’annihiler mutuellement. Dans ce cas, comment expliquer qu’il reste autant de matière dans l’Univers et que toute l’antimatière ait disparu ? », enchaîne Sandrine Emery-Schrenk, chercheuse au DPhP. 

Un paradoxe qui pousse les équipes à analyser et comparer le comportement des particules et des antiparticules, et à aborder un autre grand paradigme : la symétrie CPT. Cette conjugaison de trois composantes – charge (C), parité (P), temps (T) – décrit mathématiquement les comportements de la matière et de l’antimatière. « Il s’agit d’un théorème fort en physique des particules. Il dit que si on inversait la charge et la parité, une antiparticule qui remonte le temps se comporterait comme une particule qui le descend. Mathématiquement, les comportements devraient suivre les mêmes équations », explique Fabien Cavalier. Établie pour les quarks, la violation de la symétrie CP ne suffit pourtant pas à expliquer l’asymétrie matière/antimatière, et DUNE et Hyper- Kamiokande devront apporter la confirmation de l’existence d’une violation de la symétrie CP pour les neutrinos, largement suspectée par la communauté scientifique. 

 

Accélérer les particules pour accélérer les découvertes

Comme dans le cas des neutrinos des réacteurs nucléaires, ces nouvelles expériences font appel à deux types de détecteurs, proche et lointain. Elles s’appuient sur les résultats en cours d’accumulation par T2K et son détecteur lointain Super-Kamiokande, situé sous terre à 295 km de la source, et qui amorcera sa deuxième phase fin 2022. 

Sur le principe, des protons, accélérés à des énergies très importantes (30 GeV), viennent frapper une cible de carbone et casser les nucléons de la matière. Cela libère une cascade de particules, dont des pions sélectionnés dans un tunnel à l’aide de cornes magnétiques. Ceux-ci se désintègrent pour donner des neutrinos ou des antineutrinos muoniques envoyés en faisceau vers le détecteur lointain, et c’est leur transformation en neutrinos et antineutrinos électroniques qui est mesurée. « En jouant sur la charge des pions, on génère soit un faisceau de neutrinos soit un faisceau d’antineutrinos », explique Sandrine Emery- Schrenk. À l’arrivée, un réservoir, contenant des tonnes d’eau liquide parfaitement transparente et orné de photomultiplicateurs, enregistre la lumière bleue émise par le passage des muons et des électrons issus des interactions quasi-élastiques des neutrinos pour remonter jusqu’à leur saveur. 

Si la matière est parfaitement symétrique, les probabilités qu’un neutrino et son antiparticule, l’antineutrino, changent de saveur en cours de trajet doivent être les mêmes. Or les résultats de T2K semblent indiquer le contraire : la probabilité est nettement plus marquée dans le cas d’un neutrino que d’un antineutrino. L’objet de la phase II de T2K et des futures expériences DUNE et Hyper- Kamiokande est d’enrichir les lots de données et d’améliorer la statistique. « L’enjeu est de bombarder suffisamment de protons sur la cible pour produire un faisceau plus intense de neutrinos », détaille Fabien Cavalier, impliqué avec l’IJCLab dans la création de l’accélérateur de protons de DUNE au Fermilab. « Grâce à ces faisceaux de neutrinos beaucoup plus puissants et des détecteurs lointains plus massifs, on devait multiplier par trois le nombre de données récoltées par la phase II de T2K, et bien davantage avec Hyper-Kamiokande », confie Sandrine Emery- Schrenk, impliquée dans la mise au point de l’instrumentation de la phase II de T2K, notamment le détecteur proche qui sera également utile à Hyper-Kamiokande et DUNE. 

Prévues pour démarrer en 2026 et 2027 et fournir leurs premières analyses d’ici 2030, DUNE et Hyper-Kamiokande affichent un gigantisme sans commune mesure. Si la technique utilisée par Hyper-Kamiokande est similaire à celle de Super-Kamiokande, le volume d’eau du détecteur lointain sera dix fois plus important. Celui de DUNE contiendra lui 40 000 tonnes, non pas d’eau, mais d’argon liquide. Il sera situé sous terre à 1 300 km du Fermilab. Avec ses quatre modules rectangulaires refroidis à -185 °C et contenant chacun près de 18 000 tonnes d’argon liquide, il sera le plus grand détecteur de ce type au monde. 

« Chaque module est une chambre à dérive comprenant deux anodes placées autour d’une cathode portée à haut potentiel électrique. Lorsqu’un neutrino tapera sur un noyau d’argon, cela créera un électron ou un muon. Ces particules chargées ioniseront l’argon, et les particules ionisées produites dériveront entre l’anode et la cathode puis seront collectées sur une grille en haut ou en bas du module. La lumière émise lors de l’ionisation sera détectée par les photomultiplicateurs placés autour du détecteur. L’ensemble permettra de reconstruire la trajectoire des particules chargées et de révéler les neutrinos et leur saveur », explique Fabien Cavalier, dont le laboratoire est responsable des 800 m2 de cathode en fibres de verre et de la centaine de cheminées de descente de l’électronique dans les cryostats. 

 

À la recherche d’une désintégration déterminante

Dans leur recherche d’explications à l’asymétrie matière/antimatière, les scientifiques se passionnent aussi pour un mode de décroissance très particulier, rare et pour l’heure non-observé : la double désintégration β sans émission de neutrinos. De grandes expériences lui sont dédiées, comme CUORE ou NEMO, ou dans l’avenir CUPID et SUPERNEMO, leur continuité. « Si on parvenait à l’observer, cela nous dirait que les neutrinos sont des fermions de Majorana », explique Claudia Nones, chercheuse au DPhP. D’après le modèle standard, pour chaque particule il existe son exacte opposée, l’antiparticule. S’il s’avérait que le neutrino était à la fois sa particule et sa propre antiparticule, cela éluciderait la disparition de l’antimatière de l’Univers. 

Mais observer cette décroissance n’est pas aisée : elle se produit dans un noyau moins d’une fois toutes les 1026 années ! Et seulement 35 isotopes naturels sont concernés, dont quelques-uns sont étudiés par les scientifiques. Pour s’affranchir de la radioactivité naturelle et augmenter leurs chances d’apercevoir cette désintégration, les scientifiques descendent dans des laboratoires souterrains, comme celui de Modane en Savoie (France), où la roche constitue un écran. 

Prélude à l’expérience CUPID, prévue pour démarrer en 2026 au laboratoire national du Gran Sasso (Italie) et durer dix ans, l’expérimentation CUPID-Mo menée récemment à Modane repose sur des bolomètres cryogéniques à scintillation. « Les cristaux utilisés contiennent un isotope d’intérêt. Quand une particule passe à travers l’un d’eux, elle relâche de l’énergie et le réseau cristallin se met à vibrer. Cela produit des phonons qui augmentent la température du cristal. Cette augmentation est alors détectée par un thermomètre collé au cristal : pour gagner en sensibilité, on travaille à des températures de 10 à 20 mK », explique Claudia Nones. Le bolomètre est également un scintillateur : lorsque la particule tape sur le cristal, celui-ci émet de la lumière, enregistrée par un second type de bolomètre. « On obtient en coïncidence un signal thermique et une production de lumière, pour mieux discriminer la particule d’origine. » Si certaines expériences privilégient des cristaux d’oxyde de tellure (TeO2) – l’isotope 130Te étant naturellement très abondant (34 % du tellure naturel) -, CUPID-Mo utilise des cristaux de molybdate de lithium (Li2MoO4), l’isotope 100Mo, quoique moins abondant (10 % du molybdène naturel), étant plus prometteur. 

L’équipe est parvenue à déterminer le temps de demi-vie du 100Mo avec la meilleure limite au monde – 1,4×1024 an – et à engager un changement d’échelle sous les meilleurs auspices. Les bolomètres cryogéniques à scintillation de CUPID abriteront plus d’un millier de cristaux de Li2MoO4, avec une disposition maximisée. « On sera en mesure d’observer un événement par an et par tonne de détecteur », annonce Claudia Nones. 

La nouvelle physique n’est plus très loin…


Publications

  • The Double Chooz Collaboration. Double Chooz θ13 measurement via total neutron capture detection. Nat. Phys. 16, 558–564 (2020). 
  • The T2K Collaboration. Constraint on the matter– antimatter symmetry-violating phase in neutrino oscillations. Nature 580, 339–344 (2020). 
  • Abi, B. et al. Prospects for beyond the Standard Model physics searches at the Deep Underground Neutrino Experiment. Eur. Phys. J. C. 81, 322 (2021). 
  • The CUPID collaboration, Characterization of cubic Li2100MoO4 crystals for the CUPID experiment, Eur. Phys. J. C. 81, 104 (2021).