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L’énigme de l’apprentissage chez les bébés

Recherche Article publié le 07 octobre 2021 , mis à jour le 07 octobre 2021

Pourquoi les enfants ont-ils une si grande faculté d’apprentissage ? Comment notre perception du monde se construit-elle ? D’où viennent les capacités cognitives humaines ? Autant d’énigmes que cherche à résoudre l’équipe de Ghislaine Dehaene-Lambertz, du laboratoire Neuroimagerie cognitive (UNICOG - Université Paris-Saclay, CEA, Inserm). Et même si le cerveau réserve encore bien des secrets, les avancées en imagerie cérébrale lèvent progressivement le voile sur son fonctionnement et son organisation. Ces techniques non invasives peuvent aujourd’hui être utilisées chez les tout petits pour y entrevoir les merveilles de leur développement, de leur perception du monde et de leur conscience dès le plus jeune âge.

Si les mécanismes de l’apprentissage sont énigmatiques à l’âge adulte, ils le sont encore davantage chez les bébés. Dès leur naissance, les nouveau-nés découvrent le monde qui les entoure, assimilent une quantité d’informations formidable et leurs cerveaux se développent à grande vitesse. C’est ce qui passionne Ghislaine Dehaene-Lambertz, directrice de l’équipe Neuroimagerie du développement du laboratoire Neuroimagerie cognitive (UNICOG -  Université Paris Saclay, CEA, Inserm) au centre de recherche NeuroSpin. Pédiatre de formation, elle a souvent été confrontée à la question du développement cognitif. Bénéficiaire d’une ERC Advanced Grant pour son projet BabyLearn, elle souhaite comprendre comment l’apprentissage s’organise chez les enfants en bas-âge, en lien avec l’architecture cérébrale et grâce, notamment, aux avancées de l’imagerie cérébrale.

 

Une conjecture erronée

Par le passé, l’explication des capacités cognitives humaines a longtemps été recherchée dans la taille du cerveau humain. S’il est vrai que la taille du cerveau des hominidés a grandement augmenté au cours de l’évolution, certains humains archaïques, au cerveau plus petit, réalisaient déjà des tâches complexes. Cet argument de la taille du cerveau a d’ailleurs motivé de multiples travaux, à partir du XVIIIe et surtout au XIXe siècle, pour essayer de justifier des thèses sexistes, racistes, ou discriminatoires. On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas de lien entre la taille relative du cerveau, ni même la densité de neurones dans le cortex, et l’intelligence. C’est en fait au niveau de l’organisation cérébrale que tout se joue. Une des caractéristiques du cerveau humain est l’asymétrie entre les hémisphères gauches et droits. Cette asymétrie anatomique supporte aussi une asymétrie fonctionnelle, que l’on a très longtemps pensé propre à l’adulte et comme conséquence du processus d’apprentissage. En réalité, l’imagerie cérébrale a montré que ces caractéristiques anatomiques et fonctionnelles sont présentes dès six mois de vie utérine.

 

Des scientifiques dans le berceau

Un bébé commence à apprendre plus tôt qu’on le pense. « Les bébés savent qu’on échange de l’information très tôt, à l’aide du langage mais aussi de la communication non verbale, l’attitude du corps, du visage, et utilisent cette information pour catégoriser le monde », explique Ghislaine Dehaene-Lambertz. Un bébé différencie des syllabes, des mots. Il n’y associe pas encore de sens, mais distingue ce qui sert de communication ou non. L’image erronée de l’enfant éponge, modelé par son environnement et qui absorbe en continu et passivement de l’information, en prend un coup. Sa démarche est au contraire très scientifique. « Le bébé énonce en permanence des hypothèses sur le monde, explique Ghislaine Dehaene-Lambertz. Si l’une d’entre elles s’avère être fausse, il ajuste le modèle pour qu’il soit congruent avec l’information qu’il vient de recevoir. C’est lui qui projette sa pensée vers l’extérieur. »

 

Un apprentissage à deux niveaux

La méthode la plus courante dans le règne animal est celle de l’apprentissage statistique, qui consiste à déduire que deux choses sont liées si on les voit toujours ensemble. « Quelqu’un qui ne connaitrait en rien le code de la route, comprendrait, voyant toutes les voitures s’arrêter à un feu rouge, que le feu rouge signifie l’arrêt, illustre Ghislaine Dehaene-Lambertz. Un deuxième niveau de compréhension serait de remarquer le rouge dans les autres panneaux de signalisation et de déduire que cette couleur symbolise de façon générale l’interdiction. » Les codes symboliques permettent des représentations abstraites et compressées de l’information. Le langage est le prototype des codes symboliques : le mot « vache » englobe par exemple une multitude d’informations qui vont au-delà de la simple image de l’animal physique, et les êtres humains seraient les seuls êtres vivants dotés de circuits cérébraux capables de coder et compresser l’information de cette façon. Mais l’origine de cette habilité reste difficile à saisir.

 

Comprendre les bébés

Travailler avec des bébés présente plusieurs obstacles, qu’il faut réussir à contourner. Contrairement à un adulte, un bébé de quelques mois ne peut pas guider le chercheur ou la chercheuse, lui expliquer sa perception d’un objet, d’un son. Il est aussi nécessaire de capter son attention. « Avec l’imagerie, il faut répéter les essais pour extraire l’activité cérébrale qui nous intéresse de celle de fond, car le cerveau est toujours en activité. Et les bébés perdent rapidement leur intérêt : on exploite au maximum les dix minutes qu’ils veulent bien nous accorder », raconte Ghislaine Dehaene-Lambertz.

C’est avec des techniques d’IRM (imagerie par résonance magnétique) que les scientifiques mesurent l’activité cérébrale et sa localisation dans le cerveau ; ou à l’aide d’un filet d’électrodes placé sur la tête du sujet, l’EEG (électroencéphalographie) décompose temporellement cette activité avec une résolution de l’ordre de la milliseconde. Ces techniques sont toutes non-invasives et les expériences proposées au bébé sont également plus ludiques que celles prévues pour un adulte. Les scientifiques lui montrent une image ou une série d’images et y associent, à la suite de chacune, un label, un mot, ou un son. En analysant ses réactions et son activité cérébrale, ils comprennent comment le nourrisson traite l’information. L’équipe de Ghislaine Dehaene-Lambertz a notamment montré que l’association entre un objet et son label se fait tout naturellement chez le bébé, qui peut également l’inverser, contrairement aux macaques. Il associe cette fois-ci l’image au label. Autrement dit, l’être humain est capable, depuis son plus jeune âge, d’élargir la simple association dirigée « A est suivi de B » à « A vaut B ». Ce raccourci entre conséquence et équivalence induit souvent en erreur - l’orage amène la pluie mais la pluie n’est pas synonyme d’orage - mais s’avère très efficace dans le processus d’apprentissage. 

Au final, ce type d’expérience révèle un apprentissage symbolique précoce dont l’utilité prend tout son sens lors de la réalisation d’opérations logiques, telles que les combinaisons ou la négation. « On se débarrasse ici de la représentation sensorielle qui est trop riche, trop coûteuse. On passe à une approche beaucoup plus informatique », explique la chercheuse. Par exemple, les bébés de cinq mois qui ne parlent pas, comprennent pourtant la négation (A et non A) . Actuellement, l’équipe de Ghislaine Dehaene-Lambertz cherche à aller plus loin et étudie d’autres opérations logiques. Analyser le monde, combiner les informations, rechercher la causalité est une caractéristique du développement cognitif de l’être humain.

 

Des enjeux sociétaux

L’étude du processus d’apprentissage comporte également une large portée sociétale qui s’ajoute à l’extension des connaissances scientifiques. Elle est nécessaire pour éclairer les pratiques médicales en néonatologie, que Ghislaine Dehaene-Lambertz connaît bien. Certains bébés naissent parfois prématurément et les conséquences de cette naissance précoce sur leur développement cognitif sont encore mal comprises. Plus généralement, les troubles de l’apprentissage à l’école, comme la dyslexie, ou la variabilité des apprentissages, restent mystérieux. Une meilleure compréhension de l’apprentissage d’un point de vue neurologique est essentielle pour mieux accompagner les enfants atteints par ces troubles, mais également pour ajuster les méthodes pédagogiques utilisées dans les écoles.

 

Références :