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Les multiples possibilités des heptazines

Recherche Article publié le 12 mars 2021 , mis à jour le 24 mars 2021

Sous l’impulsion de quelques chercheurs et chercheuses qui s’intéressent à cette famille de composés aromatiques affichant un squelette à trois hétérocycles azotés, la chimie des heptazines est aujourd’hui en pleine réinvention. De nouvelles voies de synthèse de précurseurs et de nouveaux dérivés sortent des laboratoires et viennent nourrir de nouvelles applications, prometteuses et nombreuses.

 

La chimie regorge décidemment de sujets de recherche originaux. Encore d’un développement extrêmement limité jusqu’au début des années 2000, les heptazines (ou tris-triazines) moléculaires constituent aujourd’hui une branche émergente en pleine expansion. Constituées d’un socle commun de trois noyaux aromatiques triazines fusionnés et formant une sorte de triangle, ces molécules diffèrent par les groupements présents aux « sommets » de ce triangle. Sous le coup de travaux novateurs, ce domaine de recherche connaît depuis quelques années une vraie embellie. En première ligne : les travaux de Pierre Audebert, professeur à l’ENS Paris-Saclay et chercheur au sein du laboratoire de Photophysique et photochimie supramoléculaires et macromoléculaires (PPSM – Université Paris-Saclay, ENS Paris-Saclay, CNRS) et du laboratoire XLIM (CNRS, Université de Limoges). 

 

Un sujet de recherche qui ne ressemble à aucun autre, et une publication prestigieuse

Heptazines

Alors que ses recherches précédentes portraient sur les tétrazines, étudiées sous l’aspect de la fluorescence et de l’interaction entre l’électrochimie et la fluorescence, ce spécialiste des molécules hétérocycliques s’intéresse depuis quelques temps à leurs proches parentes, les heptazines, et à leurs propriétés rares. « Électrochimiste, j’aime la chimie hétérocyclique. Les tétrazines ont été un des sujets porteurs du laboratoire PPSM et de mes recherches pendant plus de quinze ans. Les heptazines, vers lesquelles je me suis récemment tourné avec l’aide de mes collaborateurs Clémence Allain (PPSM) et Bernard Ratier (XLIM), sont d’autres hétérocycles passionnants très chargés en azote », commente l’intéressé, premier auteur d’un récent article sur ce sujet publié dans la revue Chemical Reviews.

« Cette publication tire ses bases du travail bibliographique réalisé par Sung-Ho Lee pour son rapport de master de chimie moléculaire et interfaces (MOCHI). Elle est aussi le fruit d’une collaboration créée pour l’occasion avec le laboratoire de chimie inorganique d’Edwin Kroke, à la Technische Universität Bergakademie Freiberg, et de la première synthèse d’heptazine par mécanochimie réalisée avec l’aide de Frédéric Mazaleyrat, du laboratoire Systèmes et applications des technologies de l'information et de l'énergie (SATIE – Univ. Paris-Saclay, ENS Paris-Saclay, CNRS, CNAM, Univ. Cergy-Pointoise). »

 

Des propriétés physico-chimiques excitantes et des applications émergentes

Faiblement solubles voire insolubles, douées d’une haute stabilité thermique et chimique, se décomposant à des températures supérieures à 500 °C, les heptazines sont déroutantes. Assez similaires aux tétrazines en termes de réactivité – elles procèdent majoritairement à des substitutions nucléophiles aromatiques -, elles affichent toutefois quelques différences notables. « Par exemple, par opposition aux phosphotétrazines, les phosphoheptazines ne sont pas du tout stables : la liaison carbone-phosphore se casse spontanément pour on ne sait quelle raison », souligne Pierre Audebert.

Un peu moins fluorescentes que les tétrazines qui fluorescent dans l’orange, les heptazines fluorescent dans le violet et cette fluorescence possède une longue durée de vie. Elles sont également réduites quasi-réversiblement à un potentiel rédox relativement haut, ce qui en fait de bons oxydants à l'état excité. « L’alternance d’atomes de carbone et d’azote dans les cycles aromatiques rend ces molécules très électro-déficitaires. Quand elles sont photo-activées, leur état excité est un oxydant fort. » Ces molécules présentent un comportement optique et électronique qui laissent entrevoir des applications prometteuses notamment en optoélectronique et en photocatalyse, ou pour le développement de COFs (Covalent Organic Frameworks) ou de MOFs (Metal-Organic Frameworks). Et alors que les photocatalyseurs actuellement utilisés sont majoritairement organométalliques, parfois toxiques et coûteux, les heptazines représentent de potentielles nouvelles plateformes de catalyse photorédox efficaces et sans métaux.

 

Des premières synthèses, aux précurseurs incontournables

Leurs ancêtres ne datent pas d’hier. La première synthèse d’une molécule de cette famille, longtemps rattachée à celle des nitrures de carbone, remonte à 1830 mais le nom d’heptazine n’est pas encore écrit : en reproduisant le protocole mis au point et non-publié par le savant suédois Jöns Jacob Berzelius, le chimiste allemand Justus von Liebig obtient un composé solide jaune pâle qu’il nomme « melon ». Dans cette molécule, les sommets du triangle formé par les noyaux triazines arborent chacun une amine et sont plus ou moins oligomérisés. D’autres synthèses de composés du même type suivent et donnent par exemple le melem, dont le squelette arbore des groupements amino (NH2), mais la formule développée reste inaccessible à l’époque. Ce n’est qu’en 1960 que la dénomination d’heptazine se fait jour. Utilisées dans des applications industrielles en tant que retardateurs de feu ou dans les matériaux, les heptazines, notamment moléculaires, font longtemps l’objet de peu de recherches fondamentales. 

Le point névralgique du problème reste la synthèse et le faible nombre des précurseurs utilisables pour la production de composés dérivés.  Même si le melem donne matière à plusieurs études qui débouchent sur la synthèse de plusieurs dérivés d’heptazines, « beaucoup de voies de synthèse demeurent sans issue et ne mènent nulle part », signale Pierre Audebert. Et jusqu’à récemment, la préparation de l’autre précurseur majoritairement utilisé pour la synthèse de dérivés par substitutions pseudoélectrophiles - la trichloro-s-heptazine – reste une vraie gageure. « Pour obtenir de la trichloro-s-heptazine, il faut chauffer à 140 °C du cyamelurate de potassium dans du pentachlorure de phosphore (PCl5), ou dans un mélange de PCl5 et de trichlorure de phosphore (PCl3). Ce sont des réactifs extrêmement agressifs et toxiques. En outre, la réaction produit de l’acide chlorhydrique (HCl) gazeux et des traces de chlore. Pour les manipuler dans de bonnes conditions de sécurité, il faut disposer d’un équipement dédié, très coûteux et que peu de laboratoires de recherche en chimie organique sont en capacité de se payer. Résultat : peu de laboratoires dans le monde produisent de la trichloro-s-heptazine. C’est un point bloquant pour les recherches. Par ailleurs, cette molécule est très réactive, elle s’hydrolyse rapidement dès qu’elle est en solution et n’est pas très soluble », explique Pierre Audebert. 

 

Un nouveau précurseur qui déverrouille le problème

En 2019, le chercheur débloque la situation. Il met au point une nouvelle voie de synthèse efficace et moins dangereuse aboutissant à un nouveau précurseur - la tris-(diéthylpyrazolyl)-s-heptazine ou TDPH -, qui permet d’éviter le passage obligé de la trichloro-s-heptazine et ses inconvénients. « La TDPH comporte plusieurs avantages : elle est soluble, on la produit simplement par mécanochimie et mis à part un broyeur rotatoire à billes, elle ne nécessite pas d’équipement spécial. » Le chimiste part de la mélamine pour obtenir, par pyrolyse, du melem, qui, par chauffage en présence d’hydrazine, donne de la tris-(hydrazino)-s-heptazine, un solide quasiment insoluble. Il broie ensuite ce composé en présence de dicétone et d’un catalyseur acide pendant 15 minutes et obtient de la TDPH avec un rendement de 30 à 40 %.

Tris-(hydrazino)-s-heptazine (à gauche) et TDPH (à droite)

Aujourd’hui, cette alternative à la trichloro-s-heptazine vient relancer la synthèse organique de dérivés d’heptazines. « La TDPH est une vraie découverte. Elle rouvre le domaine », confirme Pierre Audebert, qui va s’attacher à synthétiser de nouveaux dérivés, notamment perfluorés pour augmenter le potentiel d’oxydation de ces molécules, et en explorer les propriétés.

Sur la voie de la maturité, la chimie des heptazines se montre désormais capable de se hisser en bonne position dans les recherches sur les molécules organiques actives.

Référence :

Pierre Audebert, Edwin Kroke, Christian Posern, and Sung-Ho Lee. State of the Art in the Preparation and Properties of Molecular Monomeric s-Heptazines: Syntheses, Characteristics, and Functional Applications. Chemical Reviews, 2021, 121 (4), 2515-2544