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MedSens ou la circulation des masses d’eau en Méditerranée : une plongée dans le passé pour mieux prédire le futur

Recherche Article publié le 09 novembre 2023 , mis à jour le 16 janvier 2024

Alors que la mer Méditerranée joue un rôle capital dans le climat des pays qui l’entourent, le projet MedSens, né de la collaboration entre le laboratoire Géosciences Paris-Saclay (GEOPS - Univ. Paris-Saclay, CNRS), le Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE - Univ. Paris-Saclay, CEA, CNRS, UVSQ) et le Centre européen de recherche et d’enseignement des géosciences de l’environnement (CEREGE – Aix-Marseille Univ., CNRS, INRAE, IRD), propose de fouiller dans le passé de la grande bleue afin de mieux prédire son comportement face au dérèglement climatique. L’équipe de Christophe Colin, géochimiste et paléoclimatologue au GEOPS, tente de reconstituer la circulation de cette mer sur plusieurs millénaires grâce à un marqueur bien particulier : le néodyme, un élément chimique présent dans les sédiments des fonds marins.

En plus d’être au cœur d'importants échanges économiques, culturels et politiques, la mer Méditerranée occupe une place importante dans la régulation du climat des pays situés autour d’elle. En effet, la circulation thermohaline (« thermo » pour température et « haline » pour salinité) des mers et océans de la Terre participe à la distribution de la chaleur sur la planète. Par ailleurs, les masses d’eaux salées et froides plongent et transportent le dioxygène (O2) et le dioxyde de carbone (CO2) au fond des océans.

Une circulation doublement sensible

Or la mer Méditerranée est un bassin semi-fermé comportant deux espaces de circulation : un premier bassin à l’ouest, connecté à l’océan Atlantique, et un second à l'est, dans lequel se jette le Nil. L’Afrique du Nord étant une zone désertique, très peu d’eau vient du sud. « Le bilan hydrique de la Méditerranée est déficitaire, c'est-à-dire que l’évaporation de la mer l’emporte sur les apports d’eau douce par les précipitations et les fleuves. Au niveau du détroit de Gibraltar, la salinité est à peu près normale, mais au fur et à mesure de la circulation de l'eau de surface vers l’est, elle s’évapore et on obtient des salinités très élevées dans la Méditerranée orientale », explique Christophe Colin.

En plus de ces taux de salinité différents, le refroidissement de la surface de la mer en hiver fait plonger les masses d’eau salées au nord et oxygène le fond de la Méditerranée. « C’est très sensible : ces plongées d’eau dépendent de petits changements de salinité et de température à la surface. Si les conditions de surface changent, les eaux ne plongent plus. C’est très important, car sans cette circulation, le fond de la Méditerranée serait anoxique : il n’y aurait pas d’oxygène, pas de vie », précise Christophe Colin.

Carte bathymétrique de la Méditerranée (en haut). La circulation simplifiée des masses d'eau importantes en Méditerranée est indiquée en bleu, rouge, jaune et vert.
Adapté de Colin, C., Duhamel, M., Siani, G., Dubois-Dauphin, Q., Ducassou, E., Liu, Z., et al. Changes in the intermediate water masses of the Mediterranean Sea during the last climatic cycle - New constraints from neodymium isotopes in foraminifera. Paleoceanography and Paleoclimatology, 36, (2021).

Sur les traces des circulations passées

Christophe Colin dirige une partie du projet MedSens, démarré fin 2019 grâce à un financement de l’Agence nationale de la recherche et qui arrive à son terme. Il a pour but de reconstituer des schémas de circulation anciens en Méditerranée. Avec son équipe, le chercheur s'intéresse à des évènements ayant apporté de l’eau douce ou peu salée dans le bassin Méditerranéen, et par-là perturbé la circulation thermohaline et privé les fonds marins d’oxygène. « L’apport d’eau douce depuis les fleuves fournit aussi des nutriments : azote, phosphore, fer, explique le chercheur. Ces éléments dopent la productivité de surface. Ils sont consommés par des organismes phytoplanctoniques qui s’accumulent à la surface des océans. Quand ces microalgues meurent, la matière organique tombe dans la colonne d’eau et se dégrade via des bactéries qui consomment l’oxygène de l’eau. »

De tels processus, ainsi qu’une stratification de la Méditerranée – un processus de séparation de l'eau en plusieurs couches, repéré dans tous les océans et mers du monde – engendrent une perte d’oxygène et de vie benthique (les espèces vivant au fond de la mer ou de l'eau douce). « Vous accumulez alors de la matière organique dans des sédiments : les sapropèles. » Grâce à ces sédiments noirs, les scientifiques identifient des périodes de réduction de la circulation thermohaline de la Méditerranée. Cette réduction provient d’apports en eau : ceux issus des courants d’eau froide et peu salée de l’Atlantique lors de périodes interglaciaires, ou ceux du Nil et de paléo-fleuves nord africains, activés lors de la mousson. « Il y a des époques pendant lesquelles les précipitations en Afrique ont augmenté. L'insolation de la Terre dans l’hémisphère Nord augmente en effet tous les 23 000 ans et, alors, le front intertropical d’Afrique centrale remonte très au nord. C'est le Sahara vert. » Afin de modéliser précisément la circulation de la Méditerranée et comprendre l’origine exacte des sapropèles, Christophe Colin cherche à savoir d’où vient l’eau.

Le néodyme pour remonter à la source

La surface des mers et des océans est un lieu d’échange actif avec l’atmosphère. La composition de l’atmosphère et la circulation des masses d’eau intervenant à une certaine époque laissent une signature chimique identifiable dans les sédiments : il s’agit de la composition isotopique (les proportions des différents isotopes ou variants) du néodyme, un élément chimique de la série de lanthanides et des terres rares.

Si la vie benthique est rare en présence de faibles taux de dioxygène (anoxie), certains foraminifères (des organismes unicellulaires à coquille) vivent tout de même en surface. Une fois morts, ces organismes tombent au fond et s’encroûtent d’oxyde de fer, chargé en néodyme. « En mesurant la composition isotopique en néodyme, on connaît l’origine de l’eau au fond des océans : si elle vient de l’ouest et donc de l’Atlantique, ou de l’est et des apports du Nil, aux signatures complètement différentes. »

L’analyse du néodyme se fait par un calcul qui prend en compte deux isotopes de cet élément chimique. Les scientifiques en extraient une déviation par rapport à la composition isotopique moyenne de la Terre, nommée εNd. « Quand εNd augmente, les valeurs sont dites plus radiogéniques, plus élevées. En Méditerranée, ces valeurs plus élevées traduisent souvent des masses d’eau qui proviennent de l’est », précise Christophe Colin.

Dans une étude récente, l’équipe du GEOPS propose un modèle de circulation, obtenu en comparant des enregistrements réalisés à l’est et à l’ouest de la Méditerranée sur des carottes de sédiments et couvrant 140 000 ans. « Nous avons montré que, durant les périodes glaciaires, quand le niveau marin était plus bas de 120 mètres, la composition isotopique en néodyme était déconnectée entre l’est et l’ouest. Or, quand le niveau de l’eau est remonté pour atteindre les niveaux marins d’aujourd’hui, les bassins se sont reconnectés et l’eau Atlantique est entrée dans le bassin de l’est. Comme celle-ci était déjà un peu dessalée, cela a favorisé la diminution de la salinité du bassin de l’est, ce qui constitue un précurseur de l'arrêt de la circulation thermohaline. Et si le Nil ou d’autres paléo-fleuves arrivent à ce moment-là, cela représente le dernier coup de pouce pour entraîner la formation des sapropèles. »

Évolution de la salinité moyenne annuelle de la mer Méditerranée en fonction de la profondeur (en bas). Les valeurs εNd sont représentées par des points colorés.
Adapté de Colin, C., Duhamel, M., Siani, G., Dubois-Dauphin, Q., Ducassou, E., Liu, Z., et al. Changes in the intermediate water masses of the Mediterranean Sea during the last climatic cycle - New constraints from neodymium isotopes in foraminifera. Paleoceanography and Paleoclimatology, 36, (2021).

Un futur incertain

Si des conditions similaires à celles du passé se présentent dans le futur, la Méditerranée a de fortes chances de réagir de la même manière, d’où la nécessité de bien comprendre son histoire climatique. « Il s’agit de connaître ses seuils d’acceptance d’eau douce ou d'aridification entraînant une augmentation de l'évaporation. Notre étude est un banc d’essai pour créer des modèles et tenter d’élaborer des scénarios de circulation liés à des cas extrêmes rencontrés dans le passé », confie Christophe Colin.

Une telle démarche présente toutefois des limites : « Les mécanismes étudiés se produisent sur des milliers d'années. Or, l’être humain est en train de perturber la planète Terre à l’échelle de 50 ans, ce qui est sans précédent. La nature n’a jamais été capable de faire cela. En outre, l’être humain a beaucoup aménagé les fleuves : le cours du Nil n’a aujourd’hui plus rien de naturel. » En visant une meilleure compréhension des événements passés à l’aide de traceurs isotopiques émergents, le projet MedSens concourt à anticiper les conséquences d’un climat chamboulé de manière inédite.

Référence :

Colin, C., Duhamel, M., Siani, G., Dubois-Dauphin, Q., Ducassou, E., Liu, Z., et al. Changes in the intermediate water masses of the Mediterranean Sea during the last climatic cycle - New constraints from neodymium isotopes in foraminifera. Paleoceanography and Paleoclimatology, 36, (2021).