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Tout genre mérite travail… sans inégalités

Recherche Article publié le 09 septembre 2022 , mis à jour le 09 septembre 2022

Les inégalités de genre se diffusent à différents niveaux dans la société et le milieu du travail en est un des vecteurs majeurs. Cela se matérialise notamment au niveau des activités professionnelles proposées, des rémunérations octroyées ou de la vie même en entreprise. Quelles démarches adopter pour tendre vers plus de justice ? Des chercheuses de l’Université Paris-Saclay s’attèlent à la question.

Les questions liées au genre ont pris de la voix ces dernières années. Confondu longtemps avec le sexe biologique, qui relève de l’anatomie d’une personne, le genre désigne d’abord une identité sexuelle construite, et surtout un rapport social de domination. Ces questions sont désormais au cœur de débats et de plusieurs avancées sociales, même si beaucoup reste à faire en la matière. Le travail rémunéré, longtemps considéré comme la voie royale d’émancipation des femmes en leur permettant de sortir de la sphère domestique, est ainsi un espace où les inégalités de sexe et de genre subsistent. Ces inégalités se sont même transformées et adaptées aux différentes formes que prend le travail. Comment se traduisent-elles ?

Dans leurs travaux, des chercheurs et chercheuses de l’Université Paris-Saclay font état de tendances marquées, comme le contrôle du corps des femmes par les normes sociales, le croisement entre vie professionnelle et vie personnelle, ou l’accroissement des inégalités en fonction de l’origine ethnique. En réponse, ces scientifiques proposent de nouveaux modes de gestion et d’organisation du travail, car dans ce domaine aussi, la recherche, tout comme l’action, sont nécessaires. 

 

Contrôler les corps des femmes

L’inégalité de genre consiste à réduire un corps à ses normes sociales. Dans le cas des hôtesses d’accueil, Gabrielle Schütz, du laboratoire Professions, institutions, temporalités (PRINTEMPS – Univ. Paris-Saclay, UVSQ, CNRS), parle d’ailleurs de « salariat féminin d’apparat ». Car l’activité d’accueil est majoritairement exercée par des femmes. Moins de 10 % des effectifs sont masculins. Cette activité reste associée à des compétences dites « féminines ». L’empathie, l’attention au besoin d’autrui, la diplomatie : autant de qualités traditionnellement attribuées à une nature féminine et recommandées pour une activité d’accueil.

Deux éléments sont principalement attendus dans ce métier : il faut savoir recevoir et vendre. « On demande aux hôtesses de se comporter en maîtresses de maison et d’accueillir les visiteurs comme s’ils étaient leurs invités », explique Gabrielle Schütz. Sélectionnées sur des critères physiques avantageux et devant répondre à des exigences vestimentaires très précises, les hôtesses apparaissent comme des décorations destinées à favoriser la vente.

Mais dans cette activité, l’inégalité de sexe s’exprime aussi par le fait que les hommes ne sont pas cantonnés aux mêmes tâches que les femmes. « On recrute les hommes et on leur affecte des missions en fonction de qualités supposément masculines, comme la force, la dissuasion ou encore l’autorité », soulève Gabrielle Schütz. Le plus souvent, on les place à l’extérieur, notamment dans le parking de l’événement, où ils sont voituriers, gardent les voitures luxueuses des invités ou simplement leur indiquent les directions. 

De façon encore plus extrême, les contraintes s’impriment parfois jusque dans le mouvement des corps. Selon Anaïs Bohuon, du laboratoire Complexité, innovation, activités motrices et sportives (CIAMS – Univ. Paris-Saclay, Univ. d’Orléans), chargée de mission « Égalité des sexes » auprès de la présidence de l’Université Paris-Saclay et co-responsable, avec Catherine Descours, de la cellule « Harcèlements », les corps des filles et des femmes n’ont pas été mis en mouvement de la même manière au cours de l’histoire des activités physiques et sportives. L’expression corporelle des femmes a longtemps été dirigée vers des disciplines artistiques et gymniques qui sollicitent grâce, souplesse et d’autres critères normatifs de la féminité. De nombreux travaux justifient alors cette limitation par une vision « différentialiste » des corps des femmes. « Ce paradigme différentialiste essentialise, naturalise le corps des femmes. Il part du principe qu’il y a des différences biologiques qui sont intarissables. Il œuvre pour que les femmes mettent leur corps en mouvement en respectant les différences biologiques liées à leur sexe et considérées comme infranchissables », définit Anaïs Bohuon. L’enseignante-chercheuse propose une alternative à cette vision : elle tente, à travers ses recherches, de montrer comment les muscles ont fabriqué le « sexe » et par là même une certaine définition contemporaine de la différence sexuelle. Elle parle de « production sociale de la performance » : les composantes sociales, culturelles, économiques, environnementales, politiques et génétiques forment un ensemble complexe et indissociable pour expliquer la performance sportive.

égalité des genres

De nombreux travaux scientifiques montrent l’impérative nécessité de prendre en compte les multiples dimensions du sexe biologique et la difficulté de localiser le « vrai » sexe d’une personne. Une démarche qui devient impossible lorsque les personnes se révèlent être intersexes. En témoigne le grand nombre d’exceptions qui remettent en cause l’affirmation d’une bicatégorisation sexuée, que ce  soit au niveau des appareils génitaux (c’est-à-dire de l’anatomie), des gonades (testicules, ovaires) ou des chromosomes (XX ou XY). Plus encore, nombre de biologistes, sociologues, historiens et historiennes des sciences ont souligné l’impossibilité de déterminer de façon univoque le sexe biologique de tous les individus, intersexes et non intersexes. Expliquer les différences sportives uniquement par l’axe biologique est très réducteur. Pour Anaïs Bohuon, les performances émanent aussi de paramètres sociaux et historiques, et les corps sont des marqueurs sociaux modulés par les pratiques.

 

Des points de vue et des ressentis divergents selon les domaines d’activité

Dans le cadre d’une enquête réalisée par un collectif de sociologues, Muriel Mille, du laboratoire PRINTEMPS et impliquée dans cette enquête, souligne que si les juges aux affaires familiales hommes et femmes  prennent bien les mêmes décisions, ils et elles n’ont pas la même manière d’investir leur fonction. Cela s’explique par le fait qu’en général, hommes et femmes n’ont pas la même carrière avant d’arriver à ce type de fonction. 

Les juges hommes de cette enquête sont arrivés tardivement aux affaires familiales, car souvent il s’agit d’un passage obligé pour progresser dans leur carrière. Ils en viennent parfois à nier à ce domaine son sens juridique. « Pour certains juges, les questions relatives à l’enfant, à savoir l’heure à laquelle il faut le récupérer après l’école ou le montant de la pension alimentaire, ne sont pas des raisonnements juridiques assez complexes, assez abstraits », détaille Muriel Mille. Tandis qu’une majorité de juges hommes voit les affaires familiales comme une contrainte, les juges femmes y voient l’attrait d’un impact direct sur la vie des enfants et des justiciables. L’enquête montre qu’une majorité des magistrates rencontrées sont d’anciennes juges pour enfants qui réutilisent les manières de faire, les dispositions et les habitudes professionnelles qu’elles ont déjà intériorisées. « Elles valorisent par exemple le fait de laisser parler les justiciables, de créer un dialogue, de prendre le temps de décider », commente Muriel Mille. 

Pour sa part, l’activité d’hôtesse d’accueil est parfois dépréciée. Elle est sujette au temps partiel, ce qui est subi pour les personnes aspirant à un emploi à temps plein et à un salaire en conséquence. L’externalisation de l’activité instaure une forme de précarité. « N’étant pas employées directement par les personnes pour lesquelles elles travaillent, les hôtesses d’accueil doivent savoir se faire apprécier à la fois du client mais aussi du prestataire pour continuer à obtenir des missions », justifie Gabrielle Schütz. Elles font alors face à des injonctions contradictoires, au risque de voir le client se retourner contre elles. « Derrière la figure du client se cachent en réalité plusieurs personnes : le directeur ou la directrice des services généraux, la personne en charge des prestations d’accueil, le directeur ou la directrice générale de la société… Toutes ces personnes ne sont pas forcément d’accord entre elles sur ce qu’est être une bonne hôtesse. Pourtant, il faut que les hôtesses leur plaisent à toutes, en plus de la société qui les emploient, si elles souhaitent rester en poste », détaille la sociologue. 

Femme portant de la paille sur sa tête

Cette dépréciation des activités féminines est encore plus marquée dans certaines régions du globe. Dans les pays du Sud, la socio-économiste Isabelle Droy, de l’unité Soutenabilité et résilience (SOURCE – Univ. Paris-Saclay, UVSQ, IRD), souligne l’importance du travail non rémunéré des femmes dans le fonctionnement quotidien des familles. En milieu rural, ces tâches sont souvent particulièrement longues et pénibles : collecte de l’eau et du bois-énergie et travaux domestiques. Ces activités incluent aussi le soin aux enfants et aux personnes âgées et des activités sociales. Ce travail, indispensable au fonctionnement et à la reproduction des sociétés, est souvent peu considéré, invisibilisé et mal mesuré. Il s’ajoute aux activités des femmes dans le secteur marchand, pratiquées de façon informelle dans l’immense majorité des situations. Si l’emploi informel est largement majoritaire, pour les hommes comme pour les femmes, il est, chez les femmes, souvent moins rémunérateur et plus largement réalisé sous forme d’auto-emploi. Du fait de cette situation et de leurs obligations familiales, les femmes sont également plus vulnérables aux chocs économiques avec des crises financières ou des fluctuations de prix de matières premières, aux chocs pandémiques comme lors de la crise sanitaire liée au COVID-19 ou aux guerres qui entraînent des arrêts d’activités. 

À cela s’ajoute pour les femmes des inégalités de droits d’accès aux ressources, comme l’accès à la terre dont elles n’ont souvent que des droits d’usage. Les règles d’héritage sont très souvent inégalitaires pour les filles - ce qui constitue un vrai frein pour se sortir de ce type d’aléa. Isabelle Droy cite en exemple la gestion des parcs à karité au Bénin, et les inégalités de genre qui y règnent. Les hommes contrôlent la terre et les arbres, tandis que les femmes ont usage des fruits du karité, qu’elles transforment pour la consommation familiale ou la vente. L’activité y est pénible et faiblement rémunérée, mais leur est indispensable car il y a peu d’alternatives. N’ayant par le contrôle de la gestion des arbres, les femmes sont dépendantes des hommes, qui peuvent décider de ne pas protéger cette ressource pour privilégier d’autres plantations, dont les femmes ne seraient pas les bénéficiaires. 

 

Des différences de temporalités professionnelles et personnelles

Au Nord comme au Sud, les femmes assument majoritairement les activités de reproduction sociale (préparation des repas, ménage, linge, courses, etc.), avec des parts plus ou moins importantes selon les pays. Dans les pays en voie de développement, les tâches domestiques sont plus chronophages et pénibles. « En milieu rural, il faut aller chercher l’eau à plusieurs kilomètres et la ramener dans des bidons très lourds portés sur la tête. Il en va de même concernant l’énergie, le combustible pour la cuisine étant souvent du bois », précise Isabelle Droy.

Les politiques néolibérales dites « d’ajustements structurels » perturbent aussi des économies qui reposent majoritairement sur l’agriculture familiale, car elles prônent des modèles économiques qui ne sont pas adaptés aux pays du Sud. Dans ces pays, le système agraire repose sur de petites exploitations, dans lesquelles travaille une famille qui consomme une partie de sa production. Cette forme d’agriculture se désagrège aujourd’hui, car l’appauvrissement pousse beaucoup d’hommes à migrer vers d’autres régions et la charge de travail des femmes restées sur place s’accroît afin de compenser cette absence.

 

Quand le niveau de vie ou l’origine sociale est vectrice d’inégalités

Selon l’enquête collective réalisée aux affaires familiales dans laquelle Muriel Mille s’est impliquée, le moment de la séparation révèle à quel point les revenus des hommes et des femmes sont le plus souvent inégalitaires. Lors de la séparation d’un couple hétérosexuel, les positions des conjoints sont le plus souvent asymétriques : ce sont ainsi les femmes qui sont à l’origine des requêtes dans 66 % des cas. Se retrouvant seules à assumer la garde des enfants, avec des ressources moindres, elles ont un intérêt immédiat à lancer les procédures, d’autant qu’elles y sont souvent incitées par les institutions comme la Caisse d’allocations familiales. 

La profession d’hôtesse d’accueil favorise aussi un cumul des inégalités. Cette profession d’apparat se montre capable de discriminations en fonction de la couleur de peau. Gabrielle Schütz pointe plusieurs exemples où des hôtesses ont été mobilisées en fonction de leurs origines ethniques : « Lors d’un événement du groupe BMW, qui commercialise entre autres les MINI, j’ai suivi une session de recrutement où toutes les hôtesses blanches ont été envoyées chez BMW vêtues de colliers de perles et de tailleurs bleu marine, et les hôtesses racisées chez MINI vêtues de pantalons et t-shirts orange. D’après les termes de BMW, ils ne voulaient pas s’adresser aux "gangsters de banlieue", mais à des pères de familles bourgeoises de classe moyenne supérieure ».

 

Vers de nouvelles formes d’organisation du travail

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Les inégalités de sexe et de genre se sont adaptées à la pandémie de COVID-19 et au recours massif au télétravail. Pour Gabrielle Schütz, cela se manifeste d’abord par un accès inégalitaire au télétravail : les femmes exercent majoritairement des activités qui nécessitent leur présence physique, comme le soin ou l’accueil de personnes. Dans le même temps, le télétravail n’est pas synonyme de plus d’autonomie pour les femmes. « Dans les métiers subordonnés, plus souvent féminins, on attend de la personne qu’elle soit réactive par mail ou par téléphone », explicite la chercheuse. Et même si les femmes tendent à être davantage en télétravail, la répartition des tâches domestiques demeure inégale. Alors que l’émancipation des femmes passait autrefois par la recherche d’un travail à l’extérieur du foyer, leur retour à l’espace domestique par le biais du télétravail interroge la chercheuse.

Une organisation du travail plus égalitaire est toutefois possible, au regard des travaux de Léa Dorion, du laboratoire Réseaux, innovation territoires et mondialisation (RITM – Univ. Paris-Saclay). Attachée à un féminisme anarchiste, la chercheuse propose de nouveaux modes d’organisation, plus horizontaux, dépourvus de leader, et où tous les membres sont égaux et la prise de décision se fait par consensus. Ces nouvelles formes sont dites « préfiguratives » : « Elles s’organisent dès aujourd’hui, de manière à préfigurer le monde qu’elles souhaitent voir advenir demain. Elles essayent d’aligner moyens organisationnels et fins politiques ». Pour imaginer ces organisations alternatives, Léa Dorion lorgne du côté de la science-fiction : « Des dystopies ont déjà été utilisées pour montrer ce qui peut aller de travers dans les entreprises et le capitalisme en général. Mais peu de recherches ont abordé les récits utopiques pour voir ce que cela pourrait donner en termes de création et comment améliorer nos pratiques organisationnelles ». 

La chercheuse avance aussi des solutions pour une organisation de l’entreprise plus féministe. De façon pragmatique, elle propose aux managers des outils pour devenir, à leur échelle, des alliés du féminisme. À l’échelle de l’entreprise, elle envisage quatre pistes à suivre, comme la refonte des indicateurs des inégalités, une meilleure prévention et gestion des violences sexuelles, une amélioration des pratiques de gestion des ressources humaines, et un changement de la culture d’entreprise pour que le climat sexiste ne soit plus toléré. Et pour s’accorder à une vision préfigurative, l’entreprise féministe s’autogère, les personnes actives participent aux prises de décisions et les niveaux de rémunérations sont fixes. « Cela reste imparfait, parce que du harcèlement sexuel, un climat sexiste ou une domination des hommes sur les femmes peut subsister, mais on enlève déjà un maximum de facteurs qui favorisent les inégalités de genre », conclut Léa Dorion.

 

Pour un “empowerment” généralisé

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Des actions pour une transformation plus juste du travail sont menées dans les pays du Sud et Isabelle Droy s’implique dans plusieurs projets comme RANO MANGA (Recherche action et observation participante pour la co-construction de modèles adaptés de gouvernance du secteur eau et assainissement à Madagascar).  Ce dernier vise directement l’intégration des femmes dans la prise de décision : « Beaucoup d’initiatives concernent l’installation de puits ou de pompes à eau. Mais il y a un vrai problème dans la gestion de ces ouvrages, confiée à des comités sans femmes. Or, puisque ce sont elles qui vont chercher l’eau, les inclure dans les décisions pourrait améliorer les choses », confie Isabelle Droy. 

RANO MANGA s’inscrit d’ailleurs dans une démarche très présente dans la littérature féministe : l’empowerment. Léa Dorion en propose une définition : « Ce processus vise à acquérir non pas du pouvoir sur les autres, mais une puissance d’agir, créative, positive ». Des cas d’empowerment existent déjà. Anaïs Bohuon cite en exemple deux associations sportives, le Roller Derby et les Dégommeuses, qui cherchent à inclure toutes les minorités de sexe et de genre afin de leur réapprendre à mouvoir leur corps en sortant des représentations dominantes concernant le corps des sportives. Comme l’explique Léa Dorion : « l’idée de l’empowerment est tout sauf d’opprimer les autres ». Le féminisme n’est donc pas exclusif, il est au contraire un point de départ vers un système plus juste et d’émancipation pour tous et toutes : « C’est par l’amélioration des conditions de vie des plus marginalisés et marginalisées que nous arriverons à améliorer celles du plus grand nombre », juge la chercheuse.
 

Références :