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Yann Brenier enrichit les mathématiques grâce à des intuitions tirées de la mécanique des fluides

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 07 juillet 2023 , mis à jour le 20 juillet 2023

Yann Brenier est professeur et chercheur au Laboratoire de mathématiques d’Orsay (LMO – Univ. Paris-Saclay, CNRS). Son impressionnant parcours et ses intuitions justes révèlent un chercheur en mathématiques inspiré par la mécanique des fluides et aussi humble que passionné.

Après un baccalauréat scientifique qu’il passe en 1973 à l’âge de seize ans, Yann Brenier effectue des études en mathématiques appliquées à l’Université Pierre et Marie Curie (UPMC, aujourd’hui Sorbonne Univ.). « Dès la deuxième année, j’ai complété cet enseignement en devenant autodidacte, et c’est là que j’ai développé un goût prononcé pour les mathématiques. » En 1977, il poursuit son cursus à l’École nationale des ponts et chaussées (aujourd’hui École des ponts ParisTech), où il s’initie à la physique appliquée à l’ingénierie. Il réalise à cette occasion un stage de recherche au laboratoire national d’hydraulique d’EDF, durant lequel il travaille sur la visualisation numérique des écoulements de fluides. En parallèle, il effectue un DEA (équivalent aujourd’hui d’un master 2) en analyse numérique à l’UPMC et réalise son stage au sein de l’IRIA (aujourd’hui Inria) sur le sujet de la mécanique des fluides en milieu poreux.

 

L’invention de la théorie Transport-écroulement

En 1979 – il a alors 22 ans – Yann Brenier postule à l’IRIA comme chercheur pour commencer une thèse de troisième cycle, qu’il soutient en 1982. Elle porte sur l’adaptation d’un modèle numérique de réaction-diffusion (utilisé en chimie et biologie) à des équations aux dérivées partielles dites hyperboliques non-linéaires, employées pour modéliser des phénomènes de propagation d’ondes de choc. « À ma grande surprise, cette transposition a admirablement bien fonctionné ! » Cette découverte mène Yann Brenier à créer une nouvelle théorie, qu’il nomme Transport-écroulement. Elle connait un succès rapide et précède la théorie plus avancée de la formulation cinétique des lois de conservation scalaires. Le chercheur poursuit ces travaux jusqu’à l’obtention de sa thèse d’État (aujourd’hui habilitation à diriger des recherches) en 1986. « C’était le premier résultat rigoureux obtenu dans ce domaine, j’ai donc été rapidement reconnu pour cette avancée. »

En 1984, Yann Brenier effectue son service national en coopération à l’université nationale autonome du Mexique. Il y fait la rencontre d’un professeur en analyse numérique de l’université de Californie (UCLA), qui lui propose une collaboration à Los Angeles. « Cette période a été une expérience formidable, qui m’a donné le goût pour la vie universitaire, surtout au sein d’une université en pleine ascension à cette époque. »

 

Un tournant scientifique : le transport optimal

À son retour en France, en 1986, en tant que directeur de recherche Inria, Yann Brenier est associé à un projet mené en collaboration avec le département militaire du CEA. Il s’agit de réaliser une simulation numérique tridimensionnelle des tsunamis au voisinage des côtes. Car, en 1983, suite aux essais nucléaires menés à Mururoa, l’atoll est submergé par un tsunami, et l’organisme de recherche souhaite mieux comprendre sa mécanique. « Cette problématique m’a inspiré une nouvelle thématique de recherche. J’ai eu l’idée, inhabituelle en calcul numérique des fluides, de discrétiser l’océan en pixels et d’étudier le mouvement du fluide en permutant ces pixels. » Yann Brenier reprend l’aspect combinatoire de sa théorie Transport-écroulement et s’inspire des travaux du mathématicien Vladimir Arnold sur l’interprétation du mouvement des fluides incompressibles d'un point de vue géométrique. « C’est une vision abstraite de la mécanique des fluides. En permutant les pixels, j’en ai fait une version discrète. »

La compréhension de cet algorithme joue un rôle clé dans la carrière de Yann Brenier. Car, en le reformulant en termes de théorie du transport optimal de Monge (l'étude du transfert optimal de matière et de l'allocation optimale de ressources développée en 1780 par Gaspard Monge), que Leonid Kantorovich reformule en en programme linéaire en 1942, Yann Brenier contribue à sortir cette théorie de son cadre habituel (économétrie, optimisation combinatoire, statistiques). « J’ai deviné qu’il y avait un lien entre la méthode du transport optimal et les équations aux dérivées partielles - omniprésentes en physique et en mécanique des fluides - particulièrement celles d’Euler et de Monge-Ampère. »

Yann Brenier publie en 1987 ce résultat, qui est remarqué par de célèbres mathématiciens du Courant Institute à New York. Depuis, les succès de la théorie du transport optimal ne se démentent pas : Cédric Villani et Alessio Figalli ont par exemple chacun reçu une médaille Fields pour leurs travaux sur le sujet, et les applications concernent aujourd’hui l’intelligence artificielle et les statistiques. Entre 1989 et 1999, Yann Brenier contribue d’ailleurs de nouveau à la théorie, notamment en l’étendant aux équations d’Euler des fluides incompressibles. Ces travaux lui valent de recevoir le grand prix Ampère de l'électricité de France de l’Académie des sciences en 2022, et de nombreuses invitations à des congrès, tels que le Congrès international des mathématiques et le Congrès international des mathématiques industrielles et appliquées.

 

De l’ENS à l’Université Paris-Saclay en passant par Nice et l’École polytechnique

De 1990 à 1997, Yann Brenier rejoint l’UPMC en tant que professeur, avec une affectation à l’École normale supérieure (ENS), afin d’y représenter la vision des mathématiques appliquées du Laboratoire d’analyse numérique de l’université (aujourd’hui Laboratoire Jacques Louis-Lions).

De 1997 à 2009, il rejoint l’université de Nice (aujourd’hui Université Côte-d’Azur) en tant que directeur de recherche CNRS. Il y crée et pilote la fédération de recherches Wolfgang Döblin (FWD) qui associe l’Institut non-linéaire de Nice (INLN), le Laboratoire Jean-Alexandre Dieudonné (LJAD), et le Laboratoire Cassini de l’observatoire de la Côte d’Azur. L’interaction scientifique qu’il a avec ce dernier est capitale : le problème de Monge ayant un lien avec la modélisation de l’Univers primitif (300 000 ans après le Big Bang), une collaboration théorique fructueuse se noue entre eux. « Je pense que c’est une des plus belles applications du transport optimal aux sciences de la nature. » Durant cette période, Yann Brenier poursuit également ses travaux sur la théorie des lois de conservation hyperboliques non-linéaires pour généraliser le concept de transport optimal aux courants.

De 2008 à 2012, il assume la présidence de la section mathématiques du comité national du CNRS. Et de 2012 à 2018, il entre au Centre de mathématiques Laurent Schwartz de l’École polytechnique. En parallèle, il participe aux travaux sur le transport optimal de l’équipe CNRS-Inria Mokaplan. De 2018 à 2020, il retrouve l’ENS et y encadre cinq élèves.

En 2022, il est recruté au Laboratoire de mathématiques d’Orsay (LMO – Univ. Paris-Saclay, CNRS), où il reformule les équations d’Einstein dans le vide sous forme d’un problème de type transport optimal. « Il est beaucoup trop tôt pour savoir si cette approche se révélera fructueuse. Mais mon intuition, qui m'a souvent porté bonheur (même s’il m’est aussi arrivé d’avoir de fausses bonnes idées !), me donne l'espoir qu'il y a quelque chose à faire dans ce domaine. » Yann Brenier, qui approche les 67 ans, devrait poursuivre sa mission en tant que professeur et directeur de recherche émérite.