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Des recherches en béton pour mieux comprendre le ciment

Recherche Article publié le 31 août 2021 , mis à jour le 31 août 2021

Comprendre l’origine des remarquables propriétés cohésives et mécaniques du ciment est le point de départ des recherches réalisées par une équipe du Laboratoire de physique théorique et modèles statistiques (LPTMS – Univ. Paris Saclay, CNRS). En collaboration avec des collègues de l’Institut de synthèse et de métrologie de la matière molle (Institute for Soft Matter Synthesis and Metrology – Georgetown University) et d’autres universités, les scientifiques ont démontré par des simulations numériques que la cohésion du ciment résulte de deux phénomènes se déroulant à l’échelle nanométrique : l’affaiblissement du champ électrique de l’eau à mesure que ses molécules deviennent captives des ions calcium du ciment, et l’augmentation du couplage électrostatique entre ces deux acteurs.


« Ce qu’il y a d’incroyable avec le ciment, c’est qu’il soit un des matériaux artificiels les plus utilisés au monde - on en produit des milliards de tonnes par an qui émettent une énorme quantité de CO2 dans l’atmosphère – et que pourtant, on ne sache pas bien comment il fonctionne ! » s’exclame Ivan Palaia, jeune docteur du LPTMS. Une énigme qui demeure encore aujourd’hui un obstacle majeur aux progrès de la science et de la technologie autour du ciment. « C’est un matériau très complexe, dans lequel se déroulent de nombreux phénomènes à différentes échelles, des réactions chimiques, mais aussi des processus physiques entre les produits de ces réactions », précise le jeune chercheur, dont les travaux de thèse, réalisés sous la direction d’Emmanuel Trizac, ont porté sur la compréhension de ces phénomènes.

Le ciment est une matière pulvérulente faite de silicates de calcium. Dissout dans l’eau, il donne une pâte qui renferme les produits de sa précipitation avec l’eau, notamment le calcio-silicate hydraté ou C-S-H. Sa prise progressive fournit une matière de plus en plus dure : le béton. « On dit généralement que le béton sèche, comme si l’eau s’évaporait, mais c’est tout le contraire. C’est parce que l’eau est là que le ciment durcit, explique Ivan Palaia. En collaboration avec des collègues du Département de physique de l’Institute for Soft Matter Synthesis and Metrology, nos travaux se sont concentrés sur les phénomènes physiques qui se déroulent à l’échelle nanoscopique et sont responsables de la cohésion du ciment ; nous nous sommes particulièrement intéressés au rôle de l’eau et de ses molécules. »

 

La corrélation ionique, une première explication mais insuffisante

Le ciment hydraté est constitué de nano-feuillets ou plaquettes de C-S-H, chargées négativement. En temps normal, deux objets de charge égale se repoussent. Or la présence d’un électrolyte donne parfois lieu à l’attraction de charges similaires (like-charge attraction).  Dans le cas du ciment hydraté, ce sont les ions calcium solvatés, chargés positivement, qui font que les plaquettes de C-S-H chargées négativement s’attirent.

Jusqu’ici, le modèle proposé pour expliquer cette force attractive était celui d’un couplage électrostatique fort ou corrélation ionique. Ce phénomène résulte de l'accumulation d’ions calcium solvatés entre les plaquettes : confinés, ces ions se disposent en quinconce le long des deux surfaces, « comme une fermeture éclair », souligne Ivan Palaia. « Sauf qu’on a réalisé des simulations et qu’on s’est rendu compte que la force avec laquelle deux plaquettes s’attirent est, en ordre de grandeur, cent fois plus importante que celle prédite par la théorie des corrélations ioniques », ajoute le jeune chercheur. L’équipe décide alors de se pencher plus précisément sur la destinée de l’eau, une fois la structure en quinconce mise en place.

 

L’eau « captive », privée de son rôle

L’eau est un fluide dont les molécules sont polaires : ce sont des dipôles électriques qui opèrent généralement un écrantage, c’est-à-dire qu’elles diminuent la force électrostatique avec laquelle s’attirent ou se repoussent deux objets chargés. Pour que cet écrantage – cette atténuation - se fasse, il faut que les molécules d’eau soient libres de circuler entre les objets. Or dans le ciment, elles solvatent les ions calcium et se trouvent bloquées dans les couches de solvatation autour de ces ions : un phénomène nommé locked water, ou eau « captive ». 

« C’est en prenant en considération ces deux aspects, la corrélation des ions et le fait que la force électrostatique ne soit plus écrantée par les molécules d’eau, qu’on obtient une force attractive cent fois plus grande qu’avec les modèles précédents », indique Ivan Palaia.

Schéma représentant des ions solvatés, entourés de leur couche de solvatation contenant, de g. à d., trois, quatre et cinq molécules d’eau (Source : HAL Id: tel-02926717).

 

Une réaction favorisée par l’évolution de la charge électrique

Une hypothèse vient compléter ces explications : celle de l’évolution de la charge des plaquettes, qui deviennent de plus en plus négatives au fil de l’hydratation du ciment. « À un stade d’hydratation précoce, les charges sont basses et l’interaction entre les plaquettes est assez faible : les effets de la corrélation ionique et de l’écrantage des molécules d’eau sont secondaires, explique Ivan Palaia. Mais lorsque la réaction d’hydratation avance, les charges augmentent et la corrélation électrostatique devient de plus en plus forte, ce qui attire les plaquettes entre elles. »

La distance se réduisant entre les plaquettes, les ions calcium solvatés sont de plus en plus confinés et écrasés, et leur couche de solvatation diminue également. « Les plaquettes se positionnent à une distance d’équilibre très petite, comparable à la taille d’une molécule d’eau. Ainsi, toutes les molécules d’eau qui se trouvent entre deux plaquettes se situent dans la couche de solvatation des ions. Il n’y a plus de molécules d’eau libres pour écranter la force électrostatique entre les plaquettes. »

De multiples autres processus physico-chimiques viennent compléter ces phénomènes qui, tous ensemble, assurent la cohésion du ciment. Mais ces avancées significatives dans la compréhension des mécanismes électrostatiques ouvrent déjà de nouvelles pistes de réflexion autour de l’amélioration du processus de fabrication du ciment, notamment pour réduire les émissions de gaz à effet de serre tout en préservant la haute résistance du matériau.

 

Référence

A. Goyal, I. Palaia, K. Ioannidou, F.-J. Ulm, H. van Damme, R. J.-M. Pellenq, E. Trizac, E. Del Gado. The physics of cement cohesion, Science Advances, 7, eabg5882 (2021).