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LinkLab : Une étude comportementale des liens sociaux

Recherche Article publié le 28 octobre 2021 , mis à jour le 28 octobre 2021

La vie économique s’organise autour de réseaux relationnels. Nous formons des liens avec nos pairs, qui en forment à leur tour, donnant naissance à une toile complexe dont la dynamique et les conséquences sont encore peu connues. Dans le cadre de son projet ANR LinkLab, Margherita Comola, professeure d’économie au laboratoire Réseaux innovation territoires et mondialisation (RITM – Université Paris Saclay), explore, d’un point de vue comportemental, la manière dont un individu évolue et se connecte avec autrui, dans des marchés décentralisés et toujours plus virtuels. 

Ce n’est qu’à partir des années 1990 que les économistes s’intéressent à un concept par ailleurs longuement étudié par les sociologues et psychologues : le réseau social. Pourtant, les relations personnelles et professionnelles à l’échelle des individus gouvernent la sphère économique, et les interactions sociales structurent les réseaux sociaux, numériques ou encore financiers. 
Aujourd’hui, on ne sait encore que peu de choses sur les moteurs comportementaux, comment et pourquoi un individu décide de former un lien avec un autre. Mais avec l’avènement des réseaux numériques (les réseaux sociaux digitaux ou les marchés en ligne), ces interactions se sont intensifiées et la diffusion d’informations et d’opinions s’est accélérée.

C’est en s’inspirant de la richesse de ces réseaux numériques, que ce soit leur complexité ou la quantité de données qu’ils sont en capacité de fournir, que le projet LinkLab est né. Dans le cadre de ce projet, tout juste bénéficiaire d’un financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR), Margherita Comola, professeure d’économie au laboratoire Réseaux innovation territoires et mondialisation (RITM – Université Paris Saclay) ainsi que chercheuse associée à l’École d’économie de Paris, souhaite aborder les questions de négociation dans les marchés virtuels, de compétition d’influence en ligne et le rôle des inégalités de ressources dans la contribution à cette univers numérique.  

 

La complexité des réseaux

En microéconomie, un grand nombre d’études se base sur la théorie des jeux qui modélise les interactions stratégiques entre des « joueurs ». Appliquée aux réseaux sociaux, cette théorie permet d’étudier la stratégie de formation des liens entre individus et la manière dont la globalité du réseau en place affecte le comportement individuel. Un véritable défi est de comprendre l’influence externe, appelée externalité, causée par un acteur tiers sur d’autres acteurs, sans que ceux-ci ne soient des parties prenantes de la décision. « On ne souhaite pas tant comprendre pourquoi nous sommes amis mais quel est l’impact d’un ami d’un ami, ou d’un ami deux crans plus éloigné. C’est là que réside la complexité d’estimation des externalités », explique Margherita Comola.

C’est dans cette optique qu’elle appuie ses recherches sur la comparaison des modèles économiques à des données d’observation. Par le passé, elle a essentiellement travaillé avec des données issues de pays en développement, permettant une approche concrète sur un réseau social fermé à l’échelle d’un village. Ces dernières années, la chercheuse s’est également tournée vers le développement d’expériences en laboratoire. Ces expériences exigent une méthodologie rigoureuse et des installations conséquentes mais elles apportent davantage de détails sur les interactions entre individus dans un environnement contrôlé. En pratique, les participants se retrouvent dans un laboratoire équipé pour des interactions numériques en groupe et en temps réel. Ils expérimentent une forme de jeu collectif où le choix est stratégique (un objectif à réaliser au sein du groupe, par exemple) et la récompense est monétaire. La chercheuse enregistre alors les interactions entre les participants au cours des tours de jeu successifs. Cette approche constitue un outil privilégié d’observation comportementale des tendances des individus en interaction et de test empirique des modèles théoriques.

 

Un projet en triptyque

Le projet LinkLab, qui démarre et doit durer quatre ans, a pour objectif d’appliquer ces mêmes méthodes à l’étude des interactions sociales digitales au sens large, regroupant notamment les marchés en ligne et les réseaux sociaux (au sens courant du terme). Contrairement à des marchés dits centralisés dans lesquels l’appariement est effectué par une plateforme centrale (c’est le cas de l’attribution de nouveaux médecins à des hôpitaux et des étudiants aux lycées), l’utilisateur d’une plateforme digitale est ici libre de former des liens, des groupes, sans attribution centralisée. 

Le premier volet du projet analysera les négociations des usagers dans les plateformes d’achat de type eBay. Les utilisateurs y forment des liens bilatéraux (vendeur-acheteur) correspondant à une transaction. Les vendeurs y placent des offres mais disposent de peu d’informations sur les autres acteurs présents et sur leur évaluation des biens proposés. L’espace digital pour marchander y reste aujourd’hui restreint. Toutefois, ces plateformes sont vouées à évoluer dans ce sens, pour encore augmenter les échanges et aboutir éventuellement à une liberté totale de négociation avant une transaction.

Un autre marché, aujourd’hui très présent en ligne, est celui de l’information, de l’opinion ou, autrement dit, de l’influence selon la formule consacrée, et fait l’objet du deuxième volet. Les plateformes numériques, telles que Facebook ou Twitter, ont ces dernières années engendré un transit d’informations spectaculaire, tant par son volume que par sa vitesse. Les expériences conçues par Margherita Comola consistant à suivre la compétition qui se joue entre deux adversaires pour la diffusion d’information, il est possible d’y voir une analogie de la dualité politique Républicain/Démocrate. « Chaque individu a une certaine stratégie de dissémination de son opinion, de ciblage d’autres individus, suivant leur tendance à cibler ceux qui partagent leur opinion ou plutôt les autres. Et l’opinion publique dans sa globalité évolue en conséquence », explique la chercheuse. Ce volet du projet est primordial pour la compréhension de la diffusion d’infox ou fake news, par exemple.

Le troisième et dernier volet du projet LinkLab abordera la problématique des inégalités de ressources dans le cadre des interactions numériques. Les usagers déploient un engagement variable sur les plateformes virtuelles telles que les forums, certaines partagent plus ou moins d’informations, ou développent de nouveaux outils. Margherita Comola souhaite comprendre comment ces disparités de contribution découlent d’inégalités de ressources, monétaires mais également de temps disponible. Pour cela, elle conçoit une expérience de laboratoire qui s’inspire de la littérature sur les jeux de biens publics. « Chaque participant se voit attribuer un certain montant et contribue à un pot commun en y mettant le montant de son choix qui reste privé. Ce pot commun est ensuite multiplié par un facteur pour être redistribué également au sein du groupe », décrit la chercheuse. L’étude de ces comportements généreux dans les réseaux est nécessaire pour comprendre comment atteindre un bénéfice indirect en changeant la distribution de ressources.

Grâce à son expertise technique, Margherita Comola insuffle au projet une approche expérimentale dans le but d’utiliser des environnements contrôlés que la chercheuse pourra manipuler à sa guise. De par leur nature, les réseaux numériques donnent accès à une quantité de données d’observation inédite qui font d’eux un objet d’étude privilégié. Au final, comprendre la formation des liens sociaux d'un point de vue comportemental démêlera la toile de ces réseaux, digitaux ou non, qui contribuent tant à moduler notre vie professionnelle et personnelle, et plus généralement la vie économique.

 

Références :