Aller au contenu principal

Quel futur pour la recherche sur les matériaux anciens ?

Recherche Article publié le 29 septembre 2021 , mis à jour le 29 septembre 2021

Comment étudier plus efficacement les matériaux anciens et patrimoniaux ? En tenant compte de leurs spécificités et en s’ouvrant à d’autres disciplines, comme l’affirment Loïc Bertrand, chercheur au laboratoire de Photophysique et photochimie supramoléculaires et macromoléculaires (PPSM - Univ. Paris-Saclay, ENS Paris-Saclay, CNRS) et Serge Cohen, chercheur à l’Institut photonique d’analyse non destructive européen des matériaux anciens (IPANEMA – Univ. Paris-Saclay, CNRS, UVSQ, Ministère de Culture et de la Communication).

Un fossile de crabe âgé d’une centaine de millions d’années. Un tableau de Piet Mondrian. Une amulette du Néolithique. Des échantillons de tissus des réserves du Musée du Louvre. Cet assortiment illustre bien la diversité des objets étudiés par Loïc Bertrand, chercheur au laboratoire de Photophysique et photochimie supramoléculaires et macromoléculaires (PPSM - Univ. Paris-Saclay, ENS Paris-Saclay, CNRS), Serge Cohen, chercheur à l’Institut photonique d’analyse non destructive européen des matériaux anciens (IPANEMA – Univ. Paris-Saclay, CNRS, UVSQ, Ministère de Culture et de la Communication) et leurs collaborateurs. Très différents des matériaux de synthèse actuels dont la composition est souvent très bien maîtrisée, les matériaux constitutifs des objets patrimoniaux partagent des caractéristiques communes bien particulières. Comme l’explique Loïc Bertrand : « Nous y voyons deux façons distinctes d’aborder les matériaux : soit partir de systèmes relativement simples, simplifiables pour l’expérimentation, afin de les comprendre avec une grande précision, soit explorer des systèmes réels pour tenter d’identifier les paramètres majeurs qui régissent leur évolution. »

Impossible d’omettre les spécificités de ces objets rares et altérés sur des durées parfois extrêmement longues, à la composition hétérogène mêlant souvent organique et minéral. D’autant plus que la trajectoire de chacun de ces objets est singulière, historiquement et sur le plan physico-chimique. Recréer expérimentalement cette trajectoire est quasi inenvisageable. Dès lors, chaque expérience possèdera elle-même une dimension non reproductible. 

 

Analyser en toute complexité

Comme le résume Serge Cohen : « Il serait plus simple de ne pas avoir à gérer ces différentes dynamiques, grâce à des échantillons qui permettraient d’avancer plus vite. Nous opérons dans un domaine où l’on ne peut pas faire cette économie. »

Pour preuve, les difficultés rencontrées durant l’analyse d’un pigment, le bleu de Prusse : la façon dont il se décolore dépend essentiellement du substrat sur lequel il se trouve. Ne pas prendre en compte l’interaction du pigment avec son support aurait totalement faussé les résultats obtenus. Serge Cohen le précise, cela n’exclut pas un lourd travail de préparation : « Nos échantillons sont tout de même préparés avec des techniques standards et des paramètres optimisés, justement pour ne pas risquer de gommer leur complexité. »

L’originalité de leurs travaux consiste à considérer ces contraintes comme une source de créativité et une voie d’entrée inédite à l’information contenue dans ces matériaux. Une des clés de cette approche réside dans l’observation à différentes échelles spatiales et temporelles : comprendre les mécanismes de dégradation implique de les étudier du niveau atomique jusqu’au niveau centimétrique. Ce qui représente tout de même huit ordres de grandeur ! Pour ce faire, ils ont notamment employé les instruments du laboratoire IPANEMA et du synchrotron SOLEIL, un anneau de 354 m de circonférence qui accélère des particules et délivre des faisceaux de lumière. La puissance de ces dispositifs permet de saisir la composition des matériaux étudiés, leur structure et leur morphologie, en collectant des données numériques qui seront alors analysées à l’aide de méthodes mathématiques, en particulier statistiques, adaptées à chacune des problématiques rencontrées.

Cette approche a déjà porté ses fruits, par exemple pour l’étude de fossiles. Le multiéchelle et la temporalité longue révèlent des détails infimes au sein d’échantillons biologiques d’organismes ayant vécu il y a des millions d’années. La prise en compte de ces éléments « traces » apporte de précieuses informations sur les conditions de pH et de température lors du décès de l’organisme et au cours des transformations subies durant sa fossilisation. 

 

S’enrichir des autres sciences

Leurs travaux se nourrissent d’apports d’autres disciplines, auxquels Loïc Bertrand attache beaucoup d’importance : « Par exemple, notre collègue Étienne Anheim, historien spécialiste de l’époque médiévale, nous apporte beaucoup dans la manière d’aborder ces systèmes. Ils sont en effet approchables tant par leur réalité physique que par des questionnements venant de l’histoire de l’art ou de l’archéologie, avec tout le potentiel de concepts comme l’historicité, la trace ou la connaissance par cas. » Des concepts développés par les sciences humaines et sociales, très rarement déployés par les sciences de la matière. Leur travail actuel consiste donc à raccorder ces concepts issus de disciplines très différentes, objet de recherche après objet de recherche, avec pour bénéfice un enrichissement mutuel. Comme lorsque l’analyse par imagerie de photoluminescence révèle une étape clé de la fabrication d’une amulette métallique, alors que cette technique du début de la fonte à cire perdue était considérée comme irrémédiablement oubliée.

Un autre aspect important de cette approche concerne le traitement des données recueillies. Si l’augmentation récente des capacités de détection autorise désormais l’étude fine de systèmes hybrides, elle va de pair avec celle du volume et de la complexité des données à manipuler. Pour ne pas faire exploser la puissance informatique nécessaire au traitement de ces données, il s’avère indispensable d’optimiser ce dernier, en alliant les aspects théoriques et appliqués de la méthodologie. Cette préoccupation d’économie concerne de nombreux autres domaines, bien au-delà de celui des matériaux anciens. Les sciences de l’environnement par exemple composent avec des modèles incorporant un très grand nombre de paramètres, une masse gigantesque de données et des ressources de calcul limitées. 

La formation pourrait à son tour s’inspirer de ces pistes de réflexion, comme le propose Loïc Bertrand : « Les matériaux complexes sont à peine abordés, en raison des cloisons disciplinaires. Chimie organique, chimie minérale et biochimie sont enseignées dans des cursus distincts, avec des approches analytiques qui ont divergé. Nos systèmes relevant de ces trois disciplines à la fois, cette distinction y est inopérante et raccommoder ces savoirs nous semble un enjeu pour les futurs diplômés. Le nécessaire apprentissage disciplinaire pourrait s’accompagner de l’étude de systèmes complexes en développant des savoir-faire interdisciplinaires basés sur l’observation. »

 

Objets du passé, matériaux du futur

Ces possibilités d’hybridations disciplinaires ouvrent des voies d’innovation particulièrement prometteuses. Puisque les matériaux anciens que nous observons sont par définition ceux arrivés jusqu’à nous, pourquoi ne pas utiliser leurs spécificités pour créer des matériaux paléo-inspirés modernes et durables ? C’est une des propositions des deux chercheurs : « Nous avons constaté la préservation de composés organiques (ADN, protéines, colorants) pendant des milliers voire des millions d’années dans des systèmes pour lesquels la théorie ne le prévoyait à priori pas. Notre postulat de base, c’est justement que l’hétérogénéité de ces systèmes est une des clés de leur durabilité. » L’amorce d’une voie originale de passage des matériaux anciens à ceux du futur.

 

  • Référence :

L. Bertrand, M. Thoury, P. Gueriau, E. Anheim, and S. Cohen. Deciphering the Chemistry of Cultural Heritage: Targeting Material Properties by Coupling Spectral Imaging with Image Analysis. Accounts of Chemical Research, 2021, 54 (13), 2823-2832.